Eugène Onéguine fut créé le 29 mars 1879 par les étudiants du Conservatoire de Moscou qui considéraient l'opéra de Tchaikovsky davantage comme une suite de "scènes lyriques" qu’un opéra digne de ce nom. C’est dire avec quelle humilité et quelle simplicité le compositeur a abordé le roman original de Pouchkine et sa mise en musique, et c’est peut-être dans cette simplicité et cette fraîcheur que réside la clef du succès de cette œuvre.
Entre onirisme et réalisme, hiératisme et innocence, la mise en scène de Kaper Holten privilégie le rapport entre le passé et le présent et gomme une partie de la dimension sociale de la pièce, ce qui lui a valu quelques critiques. Pour ce faire, il a opté pour un dispositif tout aussi simple et poétique : soit trois portes qui s’ouvrent tantôt sur l’action tantôt sur le passé, tantôt sur le réel, tantôt sur le rêve ou plus exactement la nostalgie. Le jeu des formes et des couleurs abonde dans le même sens, opposant la vivacité de la jeunesse au drame du temps présent. La séparation entre présent et passé est également accentuée par la présence de jeunes "doubles" muets de Tatiana et Eugène confiés à des danseurs, lesquels renforcent cette impression de miroir déformant présente dans le regard des héros sur leur propre passé. Un dispositif tout à fait convaincant et qui sait rester discret, dans l’esprit de l’œuvre.
On pourra naturellement discuter ce point de vue qui en occulte d’autres, plus classiques et plus sociologiques, mais pour autant, on se laisse volontiers emporter dans ce jeu de portes s’ouvrant sur surprises et émotions, avec un goût toujours impeccable. Une approche certes partiale, mais qui se suffit à elle-même tout au long du déroulement de l’opéra.
Côté chanteurs, la distribution rassemblée pour cet Eugène Onéguine s'accorde aux mêmes dispositions. Le niveau général est proprement excellent mais jamais les interprètes ne s'orientent vers le démonstratif.
Le baryton britannique Simon Keenlyside, que l’on avait déjà grandement apprécié dans son rôle de Prospero dans The Tempest de Thomas Adès au Metropolitan Opera ou dans le contexte chambriste du remarquable Twin Spirits, habite toute cette production avec charisme et mesure à la fois. Cette retenue participe du pathos et de la sincérité de son interprétation.
Face à lui, la soprano bulgare Krassimira Stoyanova campe une Tatiana noble et élégante, au phrasé précis et touchant et forme avec Eugène un couple d’une belle intensité et d’une belle maturité. La présence scénique de la soprano russe est en outre un plaisir pour l'œil de la caméra.
Mention spéciale pour le Lenski du ténor Pavol Breslik, aussi crédible vocalement que dramatiquement, dont l’ardeur en viendrait presque à voler la vedette aux précédents. Son air célèbre, à la Scène 2 de L'Acte II, est un régal de musicalité et de sensibilité vocale que le public du Royal Opera House applaudira avec ferveur.
Dans le rôle, d'Olga, la mezzo-soprano Elena Maximova allie la jeunesse de sa composition à une voix au caractère marqué et à des graves impressionnants, souvent représentatifs des mezzos russes.
La mezzo-soprano britannique Diana Montague apporte une belle présence maternelle à Madame Larina, et l'excellente basse Peter Rose campe un remarquable Prince Gremin dont l'aria à la Scène 1 de l'Acte III témoigne de la beauté du timbre et de l'étendue des moyens.
Les rôles secondaires sont tout aussi bien choisis et complètent parfaitement une distribution cohérente et sans faille.
Pour autant, si les chanteurs réussissent ce tour de force de l'expression dans la retenue sans jamais rogner sur la présence, l’intensité, et surtout la sincérité, ce n’est pas forcément le cas de Robin Ticciati. Le jeune chef britannique se montre à l’aise dans les scènes légères et enlevées, mais rate le coche de la profondeur et de la nostalgie. Sous sa direction, l’orchestre "dit" et "dit" même fort bien mais ne ressent pas. Il décrit mais n’exprime pas, tant et si bien que l'expression de la fosse manque de vécu et reste bien superficielle. Dès lors, la jeunesse prend ici curieusement le pas sur les regrets, alors que la mélancolie tragique qui parcourt Eugène Onéguine est bien ce qui en fait le prix. Un équilibre sans doute délicat à mettre en place, certes, mais ce n’est pas dans cette version qu’on le trouvera.
Nul ne sait comment l’œuvre sonna lors de sa création estudiantine, mais il y a fort à parier que si le Bolchoi s’en est emparé moins de 2 ans après, c’est qu’il y a trouvé matière à la grandeur du lieu. Quoi qu'il en soit, la présente approche se montre très recommandable car servie au mieux par d'excellents interprètes au service de la vision respectable de leur metteur en scène. La qualité de la captation de Jonathan Haswell ajoutera également au plaisir du visionnage.
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Jean-Claude Lanot