Voici une Carmen exotique à bien des égards…
La mise en scène de Mathias Hartman, homme de théâtre bien connu des Zurichois, puisqu'il fut Directeur du Schauspielhaus, le principal Théâtre de Zürich, est une première curiosité. Sa Carmen est débarrassée de tout folklore hispanisant. De corrida point, si ce n'est sur un écran de TV et encore, à l'Acte II !
Le décor très sobre mais diablement prenant dans sa radicalité n'est ni plus ni moins que le fameux "camembert" des frères Wagner qui révolutionna Bayreuth en 1951 : un disque elliptique incliné devant le miroir d'un cyclorama transforme le plateau en une judicieuse métaphore de l'arène. Quand le rideau s'écarte sur le thème tragique du Prélude, l'image des militaires en ombres chinoises qui montent du fond du plateau est saisissante. L'action se déroule sur la place d'une ville du Sud où il va faire chaud à tous les sens du terme. Un chien somnole à l'avant, qui laissera sa place à une caisse de bouteilles au II, à un rocher au III et à la carcasse d'un crâne de taureau au IV. Quelques tables et une guirlande d'ampoules chez Lilas Pastia… Une sublime lune géante chez les contrebandiers, l'ombre d'un olivier sur une place écrasée de soleil pour le duel final… C'est épuré mais, à quelques rares détails près (la très kitsch enseigne de néon qui descend des cintres à l'entrée des cigarières), constamment captivant. Contre toute attente, Carmen s'accommode au mieux de cette cure d'amaigrissement décorative.
Dans cet univers magistralement éclairé et dont la sobriété scénique pourrait donner à la production des allures de spectacles pour temps de crise, la direction d'acteurs est jusqu'au bout exemplaire. Tétanisante mort de Zuniga. Suspense suffocant dans la scène finale !
L'idée-force d'Hartmann est d'avoir fait de José une manière de chaste fol que même sa Micaëla effarouche ! En plongeant dans la dévastation des sens avec Carmen, il va être arraché à sa petite vie de fonctionnaire zélé, mais surtout aux jupons d'une mère à laquelle la partition offre sa plus sublime mélodie. À cet égard, à l'Acte II, la danse ”en son honneur” par la gitane va devenir un moment des plus torrides. Jamais le personnage, ici jamais falot, n'aura autant étreint le cœur du spectateur. Il faut dire sans attendre combien le magnifique être humain qu'est Jonas Kaufmann sait rend compte de tout cela. L'Air de la fleur est si convaincant dans cette version que Carmen est à deux doigts d'une nouvelle volte-face. Le duo final sera un long moment murmuré entre les dents par Kaufmann, à des années-lumière de la violence tripale des machos geignards habituels. Bouleversant !
L'autre idée du metteur en scène est de nous présenter d'emblée une société masculine avinée par sa testostérone, qui, main au bas du ventre, insulte d'emblée les spectateurs à leur place, n'hésite pas à enlever sa robe à Micaëla ! D'emblée, l'on sera avec lui du côté des femmes.
Une attention est portée par Hartmann au moindre personnage. Les déplacements sont pensés, les chorégraphies inventives. La Chanson bohème à trois est irrésistible. Le Quintette affiche une jubilation très communicative avec un ballet des mains très en phase avec la fabrication de cette musique. Les costumes sont des plus seyants.
Autre touche d'exotisme qui en rebutera plus d'un : le rôle-titre. Vesselina Kasarova s'avère une comédienne hors pair et sa Carmen, bien au-delà de l'irritante séductrice bravache de ses devancières, est à se damner. Hélas, c'est une autre affaire en ce qui concerne sa seule performance vocale. À ce titre, et bien que son incarnation de la gitane fatale n'en pâtisse à aucun moment, pas besoin d'être grand clerc pour prédire que la cantatrice bulgare fera hurler ceux qui furent longtemps hérissés par la Carmen hors-norme de Maria Callas : la voix, aussi libre que le personnage qu'elle incarne, saute en toute liberté d'un registre à l'autre, plombant la conduite vocale de graves aussi soudains qu'incompréhensibles. La couleur est annoncée dès une Habanera qui peut donner le mal de mer… La prononciation du français de Vesselina Kasarova est à maintes reprises totalement fantaisiste. Le hautement comique ”je s'ne suis plus moi-même” de Janet Baker immortalisée par Philips pour sa berliozienne Béatrice gravée avec Colin Davis se voit battu à plate couture par cette Carmen qui aligne ici les plus hilarantes scories : ”touton seule on s'ennuie”… ”il est parmi d'attendre”… ”c’est la clairon qui sonne”… ”en croupeau tu m'emporterais” ... lunaire répétition de ”vous arrivez fort mal” ou démarrant trop tôt "Je ne suis pas femme à trembler"… la liste est longue d'un sabir et d'approximations qu'on croyait rédhibitoire sur le marbre d'un DVD. L'Escamillo de Michele Pertusi n'hésite pas non plus envoyer toréador ”on garde”… Janine Reiss, où êtes-vous ?
Dernière curiosité et pas des moindres : le retour à la version d'Ernest Guiraud, qui, à la place de son ami malade, composa des récitatifs chantés pour Vienne. Cette version, plus commode pour les chanteurs en ce qu'elle ne les oblige pas à changer d'émission, n'a plus depuis belle lurette les honneurs de notre époque acquise aux dialogues parlés de la création. Partant de l'évidence qu'aucune indication claire n'indique les préférences de Bizet, chef et metteur en scène ont choisi pour Zürich la version entièrement chantée, la parsemant étrangement de quelques dialogues, ainsi que de menus détails inédits. La révélation la plus notable est une scène dévolue à Moralès juste avant le Chœur d'enfants de l'Acte I. Mis à part l'inexplicable suppression d'une partie de la grande scène chorale du IV, ce choix de la version Guiraud n'est pas un handicap. Carmen, l'opéra, est à l'image de son héroïne : libre et donc multiple.
Aux côtés de cette Carmen en tous points magnétique mais que certains contesteront, de ce subtil Don José très intérieur à la voix entre ombre et lumière, l'équipe est un peu inégale, partagée entre le solide Escamillo de Michele Pertusi et la Micaëla aigre et difficilement audible d'Isabel Rey.
À l’opposé le quatuor des contrebandiers est d'un charme irrésistible : l'amusant Dancaïre bodybuildé de Gabriel Bermudez en parfait contrepoint avec le Remendado malicieux de Javier Camarena, la pimpante Frasquita de Sen Guo, la faussement sage Mercedes de Judith Schmid enchantent à chacune de leurs interventions. Les Zuniga et Moralès respectifs de Morgan Moody et Kresimir Strrazanac, eux aussi très bons comédiens, sont sans histoire.
Avantagé par une prise de son mettant en avant un orchestre hélas un peu relâché çà et là, Franz Welser-Möst révèle de nouveaux détails dans la partition la plus aimée du monde. Le Chœur, s'il est un peu brouillon sur les acclamations de bienvenue au torero, fait bonne figure partout ailleurs.
La captation de Félix Breisach est impeccable, très proche des visages, des décors, et, hormis un ou deux moments (hélas l'apparition du Clair de lune au III), saisit bien aussi les ambiances générales , les nombreuses variations de lumière.
Le Monde de l'Opéra se voulant celui de la perfection artistique, il est clair que cette Carmen n'est pas dans les clous. Mais, malgré les défauts que l'honnêteté nous a obligés à signaler, c'est une Carmen à l'image de l'héroïne de Bizet, d'une séduction insensée, qui génère davantage de passion que bien des versions plus orthodoxes. La même honnêteté nous oblige à affirmer que, de toutes les productions auxquelles il nous a été donné d'assister, jamais les destins des héros de Bizet ne nous auront autant touchés. Voici donc un DVD qui est loin d'être inutile et même que l'on aura plaisir à visionner à nouveau. N'est-ce pas l'essentiel ?
Lire le test du DVD Carmen avec Jonas Kaufmann à l'Opéra de Zürich
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Jean-Luc Clairet