Il est des compositeurs contemporains - et ils sont nombreux - qui se complaisent dans l’attitude du renard face aux raisins : éviter les foudres du grand public qui ne nous mérite pas en le rejetant d’entrée de jeu.
Cela peut convenir à certains qui ont construit leur personnalité, pour ne pas dire leur fonds de commerce, sur ce postulat, accentuant leur anticonformisme jusqu’à la caricature, quitte à s’en rendre prisonnier, comme pour se garantir une qualité libre de toute complaisance.
Pourquoi pas, sachant que l’attitude n’exclut en rien la production (rare) d’œuvres intéressantes.
Ceci dit, être "public" signifie-t-il toujours être démagogique ? Le compositeur doit-il faire le sacrifice de lui-même, de son intégrité afin d’être joué ?
Même si force est de constater que cela est monnaie courante dans les musiques dites "commerciales", il en est malgré tout qui savent tirer leur épingle du jeu dans un contexte contraignant, sans pourtant rogner sur l’artistique.
Et cela est valable tout autant dans le domaine de la musique de film que celui de l'expression musicale dite "contemporaine".
Pour preuve, le compositeur britannique Thomas Adès qui, très vite, dès l’âge de 22 ans, rencontre le "succès". Un succès culminant en 2004 avec la création de son opéra The Tempest à Covent Garden, si apprécié du public et des producteurs qu’il fait depuis, sans s’user le moins du monde, le tour des grandes maisons du monde, jusqu’au Met, en cette fin d'année 2012.
Il faut dire qu’on se sent en confiance avec Thomas Adès. Peu avant le présent enregistrement, le journaliste classique Tom Service écrivait dans The Guardian : "Adès vous fait entendre des choses qui vous semblent familières comme si elles étaient totalement nouvelles". C’est sans doute là que réside le secret du compositeur. D’une part, il sait se rendre lisible à nos oreilles. Il s’inscrit dans une culture exigeante et identifiable, dans la lignée d’un Wagner tout autant qu’un Schönberg sur le plan de la technique, précisément parce qu’ils proposent un discours fondé sur des éléments forts et reconnaissables. Cela revisité par une imagination débordante, et un goût exquis au service d’une histoire.
Adès a effet très bien intégré le pouvoir du "storytelling" qui revient en force dans nos sociétés et l’utilise à plein dans ses œuvres. Il sait nous prendre par la main, nous rassurer pour mieux nous emporter vers des contrées inexplorées, des îles inconnues où tout est possible, avec un sens consommé du drame et de la langue. Sa Tempest est à ce titre un exemple : il peut y passer des rires aux larmes dans la même phrase. Sa musique est comme une dentelle faite d’impressions, d’un lyrisme aisément abordable, mais dès qu’on se rapproche, c’est une toile d’émotions, d’allusions, d’innovations dont on peine à voir la fin et qui fait de chaque représentation de cette œuvre inépuisable une nouvelle découverte.De fait, de par le raffinement de sa musique, celle-ci est particulièrement difficile à interpréter, comme en témoigne notamment l’air d’Ariel de l’Acte I, "Fear, fear to the sinner", d’une technicité proprement ahurissante, et dont se sort à merveille la soprano Audrey Luna. Ses vocalises, entre les mélismes et les cris, utilisent le texte à la fois comme son et comme sens, offrant un effet particulièrement saisissant sur l’auditeur. À ses côtés, le Prospero incarné par Simon Keenlyside affiche une présence aussi captivante qu’impressionnante. Le reste du casting, à commencer par le couple de rêve formé par Isabel Leonard (Miranda) et Alek Shrader (Ferdinand), parfaits en amoureux tant sur le plan vocal que scénique, se révèle idéal dans la distribution de rôles parfaitement caractérisés. On remarquera au passage le contre-ténor Iestyn Davies dans le rôle de Trinculo. L’orchestre du Met, dirigé pour l’occasion par le compositeur, offre en outre une ductilité et une lisibilité étonnantes, une véritable complémentarité avec le chant, jouant sur les timbres avec une intelligence, une imagination et une précision remarquables.
L’autre attrait de cette production tient à la mise en scène, avec ce saisissant effet de miroir déformant quand le Metropolitan Opera regarde la Scala. Où se situe le spectacle, où se tient la réalité ? La salle représente-t-elle vraiment le réel ? Nous donnons nous en spectacle ? Les couches de questionnement se succèdent dans une mise en abîme aussi intelligente que vertigineuse. Mais là où Robert Lepage botte également en touche, c’est en revisitant les codes de l’opéra baroque, comme on aurait pu le monter du temps de Purcell, avec ses tempêtes et ses changements à vue, mais avec les moyens du XXe siècle. Si le propos est totalement actuel, mais jamais déconnecté d’une certaine tradition théâtrale. C’est en cela aussi que cette production définitivement contemporaine se distingue de ses pairs toujours à la recherche d’une rupture.
Il y a encore des choses à explorer dans la musique et dans l’opéra, et si le rejet est une possibilité de réponse dans tout questionnement créatif, il n’est pas le seul. Loin de là, comme tend à le prouver cette captation.
The Tempest, et avec lui l’œuvre de Thomas Adès dans son ensemble, nous montrent peut-être que le temps de l’adolescence est passé et qu’il est possible de concevoir des œuvres d’aujourd’hui, résolument prospectives, mais ancrées dans un héritage, dans une culture assumée et revivifiée.
À noter : The Tempest est disponible en DVD mais pas en Blu-ray. Espérons que Deutsche Grammophon décidera rapidement de combler ce manque tant la richesse visuelle créée par Robert Lepage appelle une diffusion Haute Définition apte à lui rendre justice.
Jean-Claude Lanot