Poliuto, dont le livret s'inspire de la tragédie cornélienne Polyeucte, fut composé en deux mois, un luxe pour un compositeur qui aligna 71 opus lyriques avant de disparaître à 51 ans. Loin d'être le plus célèbre de son auteur, il n'en est pas moins un des plus touchants. Dans Poliuto, les contrariétés du classique triangle amoureux à l'œuvre dans les opéras italiens s'inscrivent sur un fond politique tout sauf anecdotique. Pour preuve la censure du pouvoir monarchique italien qui, en 1838, s'abattit sur Poliuto, privant les initiateurs de l'œuvre d'une création en bonne et due forme : le ténor Nourrit - qui finit par se suicider à Naples, la ville ou l'œuvre nouvelle devait voir le jour - mais aussi Donizetti qui mourut dix années plus tard, en 1848, année de la création italienne. Troublant signaux pour une œuvre très engagée, qui inspire à Donizetti une musique moins décorative que celle de l'inusable Lucia ou du si inégal Roberto Devereux. Poliuto prophétise même Aida, comme lui opéra intimiste sur fond historique, jusque dans son grand ensemble de l'Acte II où l'on entend déjà le Gloria all' Egitto verdien. Le compositeur tenait tant à son sujet qu'il le remit sur le métier en 1840 pour une version parisienne en français, se pliant sans ciller à toutes les contraintes que l'on connaît bien : une Ouverture, quatre Actes au lieu de trois, un grand ballet, et surtout une durée meyerberienne : rebaptisé Les Martyrs, le Poliuto français était passé d'1h45 à 3h15 ! Les passionnés de Donizetti se régaleront à naviguer d'une version à l'autre mais ne manqueront pas de concéder la vibrante urgence de Poliuto.
Ce qu'a bien senti Mariame Clément qui délimite les enjeux passionnels, religieux et politiques - des thématiques hélas toujours d'actualité - de sa vision dans une ville anxiogène aux murs oppressants. La matrice du spectacle est une photo tirée d'une vidéo d'Anri Sala : 1395 Days without Red. On y distingue un personnage courant entre les murs d'une rue de Sarajevo assiégée. Cet environnement a fait écho, dans l'imaginaire de Mariame Clément et de sa décoratrice Julia Hansen, à celui du livret de Salvadore Cammarano, qui suit le chemin de croix des chrétiens persécutés par le pouvoir romain en place dans l'Arménie du IIIe siècle. La ville Clément/Hansen est la ville de toutes les dictatures, ou plutôt de ce qu'il en reste lorsque la culture l'a désertée au profit de la barbarie - ainsi que Zweig l'analyse si bien dans Le Monde d'hier -. Une humanité qu'on a quasi déshumanisée, rapetissée par d'immenses murailles aux allures de stèles tombales, tente d'échapper à une gente militarisée et se voit donc réduite à circuler dans le secret d'une cité qui a tout d'un cimetière. Le rare mobilier invité dans cet univers glacial où la lumière doit elle aussi se faufiler, y semble incongru et l'on aurait même pu faire l'économie d'une trop prosaïque rangée de chaises étrangère à l'élégance granitique des murailles. Sur ces murs balayés de bleus et d'ocres, des projections fugaces diffractent les espaces, identifient les lieux - prison, arène… -, les affects - le ciel et la vague de Poliuto et Paolina, réunis à la fin comme l'air et l'eau -. Ils semblent aussi rappeler les vestiges disparus d'une vie qui - c'est le cas de le dire - n'a plus droit de cité. Jamais la définition de Pérec n'a pris autant de sens que dans cet Espèce d'espace où seuls les murs paraissent avoir une âme : ”Vivre c'est passer d'un espace à l'autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner”.
À l’opposé, on s'en doute, du Don Pasquale étourdissant d'humour judicieusement ombragé qu'elle avait mis en scène sur le même plateau, Mariame Clément étonne cette fois par sa capacité à polir le diamant noir de ce Poliuto. Délestant sa lecture des jupettes et autres casques à plumets des légionnaires de l'antique intrigue, au profit de costumes où chacun pourra projeter ses propres terreurs orwelliennes, avec une lisibilité jamais prise en défaut (ainsi les chrétiens sont aisément identifiables à leur crâne rasé), elle sait nous mettre au plus près des questionnements des héros. Mariame Clément œuvre ici en veilleuse, faisant, que l'on soit croyant ou non, du martyr de Poliuto le procès de toutes les intolérances. Au-delà d'un finale du II absolument électrisant, c'est un spectacle d'une concentration extrême, où beaucoup de choses sont dites. La fin du I allume la cigarette de l'éternelle collusion du sabre et du goupillon tandis que les dernières secondes, sans esbroufe, font passer un frisson. On y voit Poliuto et Paolina marcher au supplice et se diriger vers le ciel du fond de scène, de chaque côté d'une unique stèle centrale. Entre les deux se tient Severo, le mari revenu des morts encore amoureux, mais aussi gouverneur usant de son pouvoir pour neutraliser son rival. Par un subtil effet d'éclairage, Severo se fond dans le noir basalte d'une muraille devenue monolithe, certes choix du "côté obscur" pour le méchant mais peut-être aussi, à l'instar de celles que l'on aura vues sur la pierre depuis le début du spectacle, image symbole très kubrickienne que semblent contempler à présent face à face Poliuto et Paolina, image galvanisante d'une dictature disparue ou à disparaître.
Michael Fabiano est particulièrement émouvant dans le costume de lumière qu'il doit porter. Sa beauté particulière lui permet de camper, entre pureté et naïveté, un Poliuto très crédible. Dans l'acoustique généreuse de Glyndebourne, la voix faisait beaucoup d'effet. Quelques aigus encore délicats à maîtriser mis à part, la prestation du ténor américain produit un éclat qui rappelle le juvénile José Carreras. Velours de voix où perce toujours l'émotion, s'échappant sur une grande pureté de l'aigu, Ana Maria Martinez est elle aussi une chanteuse très attachante. Jusqu'à sa dernière adresse à Severo avant le "Sposo andiamo" final, elle est cette Paolina ambiguë écartelé entre deux hommes, et dont la conversion si subite perturbe chacun, spectateur compris. Le trio est complété par l'excellente basse russe Igor Golovatenko. Le Callistene de Matthew Rose est solide et le Néarque d’Emanuele D'Aguanno révèle un chanteur prometteur. Le Felice de Timothy Robinson, moins sollicité, complète cette excellente distribution. Le chœur de Glyndebourne est, comme à l'accoutumée, un bonheur d'engagement scénique autant que musical. Enrique Mazzola sait parfaitement faire osciller un London Philharmonic des grands jours dans l'italianita d'une partition où le pur bel canto le dispute cette fois à la tétanisante noirceur.
Le travail de François Roussillon est, une fois encore, le modèle que l'on sait pour tous les vidéastes d'opéra, dans sa capacité à allier les plans d'ensemble et les plans rapprochés. Avoir su capter les moindres mouvements, et les clairs-obscurs de la ville noire de Mariame Clément et Julia Hansen n'est pas le moindre mérite d'une captation importante tant pour l'histoire d'une œuvre méconnue que pour la révélation de l'intelligence d'une conception.
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Jean-Luc Clairet