En 2012, l'Opéra de Stuttgart créa un bien étrange opéra : Ariane auf Naxos. Immédiatement consécutif au triomphal Chevalier à la rose, ce nouvel opus était né de la même imagination qui avait également accouché d'Elektra : celle d'Hugo von Hoffmannstal. Cette fois-ci, il s'agissait d'inclure dans la même soirée une pièce de théâtre flirtant déjà avec la musique : Le Bourgeois gentilhomme de Molière/Lully et l'opus nouveau de Strauss, Ariane à Naxos. La musique de Lully s'y voyait remplacée par celle du compositeur adulé du Chevalier, la turquerie finale de la pièce par cette Ariane. Étrange idée en vérité, de par sa bâtardise annoncée, de par la durée qu'elle imposait (environ 5 heures tout compris !), et qui parvint si peu à convaincre, qu'en 1916, les auteurs en présentèrent la version que tout un chacun connaît aujourd'hui, qui abandonnait la pièce la trop longue de Molière, la remplaçant par un Prologue d'une bonne heure et conservait l'opéra lui-même. Au départ, imaginé comme un simple divertissement en guise de remerciement pour Max Reinhardt qui avait participé à la mise en scène du Chevalier à la rose, Ariane à Naxos devint un bijou musical d'une imparable efficacité théâtrale, chéri tant du public que des metteurs en scène.
Alors fallait-il revenir à la version originale ? Disons-le tout net : au vu de la réussite salzbourgeoise, oui, mille fois oui.
La version très fouillée, si proche de l'esprit d'Hoffmannstal, que Sven-Eric Bechtolf donne à voir diffère quelque peu de celle conçue par le librettiste de Strauss, en allant plus loin encore, mais nul doute qu'elle aurait ravi les deux auteurs d'Ariane à Naxos.
Ariane à Naxos telle qu'on la connaît désormais est une délectable mise en abyme du petit monde de l'Opéra. Bechtolf, ne se contentant pas de ce dispositif, en rajoute un supplémentaire en incluant dans l'intrigue le personnage d'Hoffmannstal lui-même. Un Hoffmanstal amoureux d'une jolie veuve qu'il va tenter de séduire toute la soirée. Comme l'on dit au cinéma : "inspiré d'une histoire vraie" : en fait, de la correspondance que le vrai Hoffmannstal entretint avec Ottonie von Degenfeld-Schonburg.
Ce suspense amoureux inédit se superpose à celui, qui nous est familier, d'Ariane et de Bacchus, lui-même serti par celui du Compositeur et de Zerbinetta : trois intrigues pour le prix d'une ! Cela pourrait s'intituler : "Dans le cerveau d'Hugo von Hofmannstal". La totale lisibilité du travail du metteur en scène fonctionne à un point tel que l'on n'est jamais perdu. Elle présente de surcroît l'avantage de trouver des plus captivants le souvent longuet duo Ariane/Bacchus. Les sous-titres, dont ne bénéficiaient certainement pas les festivaliers français de l'été 2012, sont bien sûr indispensables pour saisir toute la finesse du remarquable travail de Bechtolf : les comédiens de la première partie consacrée à un Bourgeois gentilhomme judicieusement réduit à 1h30, sont tous remarquables : bien sûr le Jourdain très amusant mais aussi soudainement saisi par la grâce de Cornelius Obonya, le Majordome raide à souhait de Peter Matic mais surtout l'Hoffmannstal classieux de Michael Rotschopf dont on partage tous les frémissements d'approche amoureuse, et l'Ottonie gracieuse, délicate et subtilement dessinée de Regina Fritsch.
Le décor de la première partie s'ouvre d'abord sur une spacieuse salle délimitée par de gigantesques baies vitrées avec vue sur une frémissante végétation, pour se réduire ensuite pour la scène du souper et nous emmener enfin dans le monde fascinant de l'envers du décor. Là, dans une lumière crépusculaire, se maquillent les héros de l'Ariane que l'on verra après l'entracte mais aussi ceux des opéras passés et à venir : la Maréchale y croise Elektra mais aussi l'Impératrice en devenir (son tour n'adviendra qu'en 1919)…La fin de ce Prologue est un monument d’émotion subtile où la très belle et trop méconnue partition néoclassique de Strauss (avec citations et auto-citations) fait des merveilles. Comment la belle Ottonie va-t-elle pouvoir ne pas craquer pour le racé Hugo devant tant d'intelligence esthétique réunie pour elle… Il est clair que pour tous les amoureux de Richard Strauss, la fête est totale et qu'à ce stade du spectacle le pari est gagné !
Après l'entracte, c'est au tour de l'opéra proprement dit, plus long de dix bonnes minutes que dans la version que nous connaissons. Le décor originel réapparaît, substantiellement modifié par l'ajout d'un public en miroir de celui du festival mais surtout par l'ajout de pianos fracassés, belle métaphore du rêve brisé du Compositeur qui voit, pour les raisons les plus pragmatiques, son opéra faire les frais du vernis culturel de son mécène : durée réduite de son œuvre avec l'invraisemblable imbrication, dans le drame d'Ariane, du spectacle comique qui devait lui être consécutif, au simple motif que le feu d'artifice prévu à la dernière minute puisse commencer à l'heure !
Tout est dit des arcanes de notre actuelle époque lyrique dans ce bijou d'intelligence de 100 ans d'âge qu'est Ariane à Naxos: affres de la composition, ego des divas, relations amoureuses en deçà mais aussi, au-delà du décor, pouvoir de l'argent, arrivisme culturel… Le tout est parfaitement senti par le metteur en scène et le résultat de son travail si intelligent que l'on quitte à regret la compagnie d'une telle élévation de pensée. On laissera la surprise de l'évolution des 3 intrigues imbriquées mais tout juste émettra-t-on un regret quant à la dernière image consacrée à Jourdain… Peu de choses bien sûr, face à la splendeur d'un tel spectacle.
Splendeur que l'on retrouve dans la partie vocale : l'Ariane d'Emily Magee, entre opulence calculée et savoureux second degré, procure suffisamment de frisson pour qu'on n'éprouve pas le besoin de la comparer avec telle ou telle de ses devancières.
Jonas Kaufmann, rejouant avec Bechtolf le Siegfried apeuré de Chéreau, nous venge en revanche de tant et tant de Bacchus fatigants dont la testostérone décibellisée, à même de nous faire avoir les oreilles de Monsieur Jourdain face à une partie souvent impossible, avalise le problème que Strauss avait avec la tessiture de ténor. Gageons que celle de Jonas Kaufmann lui aurait probablement fait réviser son jugement… Avec Kaufmann en joyau léopard qui parvient à rendre intérieur ce rôle inchantable, le duo final, de tunnel démonstratif est devenu havre ensorcelant.
C'est Zerbinette qui récolte le plus de mesures supplémentaires avec un air qui semble ne jamais vouloir finir mais dont Elena Mosuc, parfaitement virtuose, s'empare avec une chair vocale et un aplomb jubilatoire qui n'est pas loin de faire d'elle la reine de la soirée. À aucun moment on ne s'inquiète pour cette Zerbinette, de surcroît plus charnue que bien de ses aînées.
Gabriel Bermudez chante avec une belle mélancolie les deux minutes du plus beau passage de la partition (le Lied d'Harlekin) et complète avec bonheur un quatuor de Masques parfait où brille aussi le ténor bien timbré de Michael Laurenz en Scaramuccio. En irrésistible contrepoint féminin, le trio de Nymphes formé par Marie-Claude Chappuis, Eva Liebau et le soprano très pur de l'Echo d'Eleonora Buratto concourt à l'hédonisme vocal cher à Richard Strauss.La partition comporte 60 musiciens mais on sait qu'ils peuvent sonner comme 120 tant le compositeur leur a confié d'étonnants effets d'orchestre. Ainsi celui, purement orchestral, à l'arrivée de Bacchus, ce grand accelerando censé faire ressentir à l'auditeur l'explosion des cœurs des protagonistes. Signalons que dans cette version de 2012, ce moment important est lui aussi plus développé. Daniel Harding le fait hélas sonner plus sèchement qu'on ne le souhaiterait. Très à l'aise dans l'écriture analytique de la première partie de la soirée, son Ariane est ensuite un peu clinique, peu encline aux débordements, mais finalement en lien direct avec l'intelligence du propos tenu par la scène, où l'intellect est aux commandes des corps.
On peut de prime abord s'étonner de ne pas trouver dans la production de Salzbourg les 9 numéros de la Suite d'orchestre Der Bürger als Edelmann que Strauss composa en 1918 pour une troisième mouture. Pour cette tentative ultime, Hoffmannstal avait réintroduit la pièce de Molière, s'était débarrassé de l'opéra, en rétablissant la Cérémonie turque, ne conservant que les 37 minutes de la musique de scène de Strauss à la place de celle de Lully. Deux numéros sont donc absents ici, version 2012 oblige, notamment une savoureuse parodie du Menuet de Lully.
Hannes Rossacher capte avec la subtilité requise ce spectacle qui marque la mémoire, et auquel on a déjà envie de revenir (vive le Blu-ray !). Pour tous les amoureux de cet opéra si original, qui mêle tous les arts, qui est à même de toucher le cœur de M. Jourdain, la production de Salzbourg est une parution essentielle pour l'histoire d'une œuvre dont la gestation complexe fut unique en son genre.
Lire le test du DVD Le Bourgeois gentilhomme/Ariane à Naxos avec Jonas Kaufmann à Salzbourg
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Jean-Luc Clairet