Quel livret étonnant que celui du Viol de Lucrèce ! Et il n’y aura pas "tromperie sur la marchandise" dans la mesure où, comme son titre l’indique, il s’agira de parvenir à mettre en musique et en scène l’impensable ! Mais, comme le compositeur de 33 ans qui s’attelle à une tâche, tout aussi peu commune de nos jours qu’à sa création en 1946, se nomme Benjamin Britten, on pourrait être rassuré en termes de délicatesse d’approche. Or c’est le contraire qui estomaque, car Britten appelle vraiment un chat "un chat" et met vraiment en musique et en scène un viol. Mais, en un peu moins de deux heures, il nous livre également tout à la fois un cours de politique, une réflexion philosophique, son opinion sur la violence guerrière et sur les relations hommes/femmes au moyen d’une infinité de niveaux de lecture et d’une juste distance des choses.
Le dense livret de Ronald Duncan issu de l’Histoire Romaine de Tite-Live, et basé sur une pièce d’André Obey, offre une profondeur qui ne pouvait que trouver un écho immédiat chez un jeune compositeur dont le premier opéra, et plus grand chef-d’œuvre aussi, Peter Grimes, venait de faire une entrée fracassante dans le monde lyrique. Par ce coup de maître, Britten avait déjà scruté les tréfonds de l’âme humaine et montré sa hauteur de pensée. Les mêmes qualités se retrouvent à l’assaut du Viol de Lucrèce.
Le Viol de Lucrèce, dans l’esprit de l’auteur originel, c’est le viol politique de Rome par les Étrusques, cinq siècles avant Jésus-Christ. En 1946, ce peut être aussi le viol de la Pologne par les Nazis. Nul ne sait si Tite-Live a imaginé ou retranscrit une tradition orale en contant l’histoire de Lucrèce, symbole de toutes les républiques tyrannisées… Quant au premier degré, ce sera le viol, par Tarquin le Superbe, de Lucrèce, épouse du général romain Collatinus. L’opéra commence par une scène virile où est évoqué brillamment le résultat d’un pari sur la fidélité des femmes en temps de guerre (on se croirait dans Cosi fan tutte), en étroite corrélation avec des manœuvres politiciennes : Collatinus et Junius contre l’envahisseur étrusque Tarquinius…Tarquinius contre Junius, victime raillée pour la légèreté de son épouse… Junius contre Tarquinius qu’il pousse à séduire la femme de Collatinus afin de déstabiliser ce dernier au plan politique… De fait, voilà un tableau sans concession de la veulerie masculine, aussi bien dans le domaine public qu’amoureux, enrichi d’une analyse très poussée des terrifiantes correspondances entre le sexe et la guerre. On retrouve bien évidemment là le Britten antimilitariste convaincu.
Le Viol de Lucrèce propose aussi des questionnements politiquement incorrects. Ainsi, Lucrèce, avant le viol, n’aura pas été insensible à Tarquinius ("Dans la forêt de mes rêves, vous êtes toujours le tigre"). Et surtout, juste avant son suicide, il y aura ces mots de son époux : "Si l’esprit ne s’est pas offert, il n’y a aucune raison d’avoir honte". Bref, l'opéra de Britten est une œuvre extrêmement gonflée, que l’art ainsi que la pensée profondément humaniste de son compositeur placent de surcroît au-dessus de toute velléité de critique.
Cette action antique, hélas toujours actuelle, est narrée, commentée, et même investie par le Chœur confié à… Un homme et une femme, ici vêtus d’un blanc intemporel, tenant à la main le livre de l’Histoire, composé de pages blanches, comme si l’Histoire se répétait inlassablement et qu’il ne soit plus besoin de l’écrire. "Nous prenons le rôle de deux observateurs", annoncent-ils, "entre l’audience d’aujourd’hui et la scène d’alors". Cet homme et cette femme amplifient encore notre perception d’enjeux cruciaux et apportent la nécessaire distance. De même, ce sont eux qui ouvrent le spectacle avec un prologue de 9 minutes et qui le cloront. La dernière image sera même celle, interrogative, de la femme restée seule à cour, lâchée par l’homme qui s’enfuit à jardin…
Entre-temps, on aura entendu des phrases d’une imparable acuité, telles : "Un axiome répandu chez les Rois consiste à utiliser une menace extérieure pour dissimuler un mal intérieur". "Le Temps porte les hommes mais le Temps piétine les pieds fatigués des femmes". "Celui qui aime défie la lente vengeance de la Mort". "L’homme monte vers son Dieu et retombe dans son enfer solitaire"… Réduire les moyens, certes, mais pas au détriment de l’essentiel : "Ce sont les idées qui importent", disait aussi Britten.Le Viol de Lucrèce est composé pour un ensemble de treize musiciens. Écrit par Britten pour le tout jeune English Opera Group qu’il vient de fonder afin de permettre "la création d’œuvres nouvelles, capables d’attirer un public nouveau par des tournées à travers le pays", c’est un opéra de chambre, premier d’une série qui fera dès lors florès, surtout dans les temps de crise qui adviendront. Malgré la répulsion que peut légitimement inspirer son sujet, son succès a été immédiat, et 83 représentations seront programmées suivant les 3 mois de la création ! Il faut dire que, sans concession aucune avec la brutalité de son propos, Le Viol de Lucrèce, bien que moins immédiatement irrésistible que Peter Grimes, offre une grande variété d'atmosphères. De moments extrêmement tendus émergent des bouffées d’un lyrisme étouffant qui prennent instantanément l’auditeur à la racine de ses émotions : le quatuor "Good night", à la fin de l’Acte I, d’une enveloppante douceur dans ce monde de brutes ; la déploration qui surgit à l'Acte II, après les paroles de Collatinus "Too late, Junius, too late". Et c’est comme une basse continue qui aurait conservé l’essence de la Mort de la Didon de Purcell, et qui relie Britten à son glorieux aîné. Ces deux moments bouleversants, qu’on a aussitôt envie de réécouter, font d’emblée entrer l’œuvre parmi les chefs-d’œuvre.
Les chanteurs réunis en juin 2001 par le Festival d'Aldeburgh sont tous au diapason de cette audacieuse tragédie intemporelle. John Mark Ainsley et Orla Boylan ont la science exacte du mot qui convient à leur rôle essentiel de diseurs. Leur musicalité est du plus haut niveau, soit un véritable cours de rattrapage d’anglais.
La Lucia de Mary Nelson, dotée d’un timbre radieux, apporte le rayon de lumière nécessaire à cette sombre tragédie, bien appareillée au velours du timbre de la Bianca de Catherine Wyn-Rogers. Leur "Duo des fleurs", d’une écriture bien différente renvoie bien sûr à Puccini : même parenthèse heureuse avant l’irruption de la catastrophe.
Noblesse de style oblige : la Lucrèce de Sarah Connolly s’inscrit sans peine dans la lignée de celle que l’on a tous dans l’oreille : la grande Janet Baker.
Clive Bayley ne démérite pas avec un Collatinus de noble stature en victime collatérale.
Véritables cadeaux pour un metteur en scène, et dotés de physiques ultra-cinématographiques, Leigh Melrose en Junius et Christopher Maltman en Tarquinius sont heureusement aussi de merveilleux chanteurs. Le second, surtout est une bombe de testostérone à retardement dont David McVicar fait son miel. Maltman livre ici une incarnation inoubliable qui préfigure le prédateur du Don Giovanni salzbourgeois qu’il incarnera 9 ans plus tard avec Claus Guth.
La direction d’acteurs est en tout point remarquable, rehaussée d’un travail très détaillé, voire expressionniste, sur les expressions faciales des hommes.Louons l’intelligence du décor sobre et magnifiquement éclairé de Yannis Thavoris. Rejoignant les préoccupations du jeune Britten marqué par sa découverte du Nô japonais, c’est un plateau posé sur le plateau, et qui invite au cérémonial. Au premier Acte, le sol est comme calciné par la vindicte guerrière, bien en accord avec les costumes masculins, subtilement composés de débris de cuirasses (les costumes féminins sont hélas moins heureux). Ce sol est griffé par une déchirure qui sera remplie de fleurs à l’Acte II pour le sommeil de Lucrèce. Au premier plan, un bassin est rempli de la fraîcheur bienvenue d’une eau salvatrice. Entre terre brûlée et bleu profond, les éclairages donnent à voir la juste évocation des lieux. Il est seulement très regrettable que la captation, très généreuse en gros plans et plans moyens ne soit pas plus soucieuse de montrer les variations de la lumière que la mobilité spectaculaire d’un décor savamment utilisé et qu’on ne voit que très fugacement dans son intégralité. La caméra reste essentiellement au plus près des visages : c’est très prenant mais très peu respectueux du travail sur l’espace de McVicar. C’est notre seule réserve sur un spectacle par ailleurs mémorable sur tous les plans.
La direction de Paul Daniel qui nous avait tant séduit dans sa récente et très spectaculaire Gloriana est tout aussi enthousiasmante dans cet opéra de chambre que les membres de l’English National Opera interprètent avec la pointe sèche mais aussi le lyrisme, voire l’érotisme étouffant, qui conviennent.
"Nous croyons que le temps est venu pour l’Angleterre - qui a toujours dépendu du répertoire étranger - de créer ses propres opéras. Nous croyons que le meilleur moyen de constituer un répertoire d’opéras anglais est de créer une forme d’opéra n’utilisant qu’un petit nombre de chanteurs et d’instrumentistes, mais convenant aussi bien aux grands qu’aux petits théâtres", disait Britten. Avec ce Viol de Lucrèce succédant au grandiose Peter Grimes mais aussi fort que ce dernier, prolongé par la réussite de ce spectacle d’exception : Mission réussie, Mister Britten !
Lire le test du DVD Le Viol de Lucrèce dirigé par Paul Daniel
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Jean-Luc Clairet