Gloriana, seul opéra historique de Britten, fut commandé par Covent Garden pour fêter le Couronnement d’Elisabeth II et créé en juin 1953 sous la baguette de sir John Pritchard ! C’eût dû être une fête pour tous. Mais, bien que la jeune reine elle-même se déclarât satisfaite du résultat, l’accueil de la Première ne fut au contraire que mines pincées d’un public de mains gantées, et commentaires aigres et vengeurs d’une critique comme souvent en retard d’un train qui n’attendait que cette partition officielle pour exécuter un compositeur dont les œuvres – l’indiscutable Peter Grimes mis à part - gênaient à plus d’un titre. Le tout mâtiné de commodes pulsions homophobes alors que paraissent ici bien déplacées les accusations de "manque de vigueur" d’une œuvre au contraire d’une énergie tranchante. N’écrivant pas, ainsi que beaucoup l’espéraient, une musique célébrant l’avènement d’une nouvelle ère élisabéthaine, Britten l’insoumis payera cher d’avoir en quelque sorte détourné la commande avec sa conception d’entomologiste. Il fallait beaucoup de naïveté pour s’attendre à ce que le compositeur du Viol de Lucrèce composât une œuvre de pure circonstance ! Ainsi l’affaire Gloriana sembla prestement et durablement pliée, avant une réhabilitation triomphale 10 ans plus tard lors d’une version de concert au Royal Festival Hall de Londres le 22 novembre 1963.
De nos jours tous les opéras de Britten sont fort heureusement devenus des classiques par-delà les frontières du royaume d’Elisabeth. Mais, curieusement, pas Gloriana, pourtant totalement caractéristique du style du compositeur, qui y fait montre des préoccupations au cœur de toutes ses œuvres. Même son antimilitarisme transparaît dans Gloriana… Il fallut attendre 1993 et la parution chez Argo de l’enregistrement de Charles Mackerras pour découvrir la splendeur de Gloriana. Le travail du grand chef australien, secondé par la magnificence des prises de son Decca, révéla l’œuvre avec la même évidence que cela avait été le cas avec ses enregistrements de Janacek.
À l’écoute de cet enregistrement exemplaire - on ne comprit pas pourquoi les autres opéras de Britten faisaient écran à celui-ci -, les atouts sont irrésistibles : orchestration rutilante des scènes de foule alla Don Carlos, mélodies superbes (la seconde Luth Song d’Essex à l’Acte I !), écriture vocale somptueuse, variété d’atmosphères n’autorisant pas un instant d’ennui, livret subtil de William Plomer, caractères finement dessinés, effets d’orchestre irrésistibles (ainsi la succession puissante des coups martelés par l’orchestre à la Scène 1 de l’Acte III, au cours du second duo avec Essex, monstrueuse horloge du Temps qui a passé sur le bonheur d’antan !), tous les numéros portent des titres bien familiers : duo, trio, quatuor, chanson, prière, danse, marche, ensemble, ballade, rondo… Rien ne manque pour une belle soirée d’opéra populaire. Gloriana est le Don Carlos d’un Britten au sommet de son Art, aussi inspiré ici que dans Billy Budd ou Le Tour d’écrou, les deux opéras qui l’encadrent et qui, eux, jouissent d’une belle popularité sur les scènes du monde.
En outre, en plus de rendre hommage à sa Reine, Gloriana est l’occasion, pour Britten, de remonter tout le lignage musical anglais dont il est l’héritier : Elgar (Green Leaves dans le chœur d’amour du peuple à sa Reine à l'Acte I) mais plus encore Purcell, bien évidemment convoqué dans Gloriana : il y a aura même un Masque au second Acte, avec pavane, gaillarde, courante... Le ballet n’échappera pas à l’occasion de parler du Temps et de l’Harmonie, deux préoccupations humanistes essentielles de toute civilisation.
Comment, en outre, ne pas être touché au cœur par ce portrait in fine très gonflé, mais très subtilement brossé d’un être partagé entre le Pouvoir et son Eros personnel… Gloriana explore avec maestria toutes les politiques, celle du cœur compris. Britten brosse le portrait d’Elisabeth avec le même pinceau que celui qu’il utilise pour Grimes, son Capitaine Vere, sa Gouvernante ou son Oberon : même acuité, même sincérité, même obstination toute psychanalytique à débusquer la vérité des caractères.
Telle sera de même la démarche du metteur en scène engagé pour ce soixantième anniversaire, de toute évidence destiné à faire date. Richard Jones opte pour une merveilleuse et évidente mise en abyme. Au cours d’un prologue muet, il remonte une première fois le temps avec beaucoup d’humour : devant une Elisabeth II élégamment serrée à la taille par une ravissante robe très fifties, et coiffée d’un léger chapeau à l’exubérance très en deçà de la folie chapelière que l’on connaitra plus tard, Gloriana sera représenté à l’intérieur d’un petit théâtre de province très soucieux d’excellence avec son petit peuple de l’ombre aux ordres d’une régisseuse autoritaire et sous la houlette d’un directeur de théâtre visiblement aussi ému par la visite de sa souveraine que par l’histoire qu’il lui présente (Britten en 1953 ? Jones en 2013 ?)
Sur le prélude de l’opéra, remontant le temps une seconde fois et faisant défiler à rebours toutes les dynasties anglaises, il va proposer à la souveraine novice la belle et triste histoire du Pouvoir. L’idée est aussi simple que magistralement réalisée.
Anglais, mais pas seulement, l’humour est toujours là (lors du ballet, l’écharpe du Temps avec sa nécrologie annoncée !). De jeunes garçons précisent à l’aide de panneaux alphabétiques le lieu de chaque tableau. Par le biais d’un ingénieux décor, le spectateur oscille entre les deux époques, entre les coulisses et la scène, entre les culottes bouffantes et les tailleurs cintrés, ne perdant rien des mouvements des techniciens affairés de 1953 comme des mouvements élisabéthains de 1559. Tout est toujours clair, de cette clarté qui est aussi l’apanage de l’œuvre, et tout fait toujours sens.
Deux actes extrêmement divertissants et apparemment de surface (la fête obligée du peuple en l’honneur d’une Reine aimée/aimante façon Acte III des Troyens de Berlioz devant un jardin de second degré qui aurait été planté par Arcimboldo !) offrent un joli parallèle entre les deux époques. Mais rien ne prépare le spectateur à un Acte III passionnel très tendu et crépusculaire, à l’issue duquel il se trouve confronté à ce moment hautement tragique où (selon le vœu de Britten qui prônait à cet instant que la scène soit plongée dans l’obscurité, que "temps et espace deviennent de moins en moins importants"), le décor abolira définitivement la mise en abyme pour une ultime scène recadrée, comme à la loupe, sur ni plus ni moins que l’âme de l’héroïne. Ainsi, après deux Actes plutôt festifs où de multiples clins d’œil sonnent comme autant d’avertissements à destination de la nouvelle souveraine, l’œuvre se défait peu à peu de ses atours d’apparat pour basculer dans la mise à nu. Le choc sera rude, après l’entracte, à l'Acte III devant cette apparition d’une Elisabeth chauve, vieillie, dans son miroir de lauriers… Ou encore de cet instant terrifiant où la Reine claudicante retrouve un sursaut l’énergie pour disputer une ultime fois le trône à son jeune descendant en kilt. Non, Gloriana n’a rien d’une commande d’État à la gloire de… Il faut saluer sans réserve le culot et l’intelligence extrême avec lesquels Britten, suivi de très près ici par Richard Jones, n’hésite pas à dépasser la séduction du faste initial.
Saluons de même la troupe de chanteurs conviés à l’anniversaire.
En premier lieu, Susan Bullock en charge du rôle–titre. À l’image du personnage qu’il décrit, le rôle est des plus exigeants, l’interprète devant être à même d’exprimer tous les états d’âme d’un monarque, l’indiscutable autorité comme les questionnements existentiels les plus profonds, de la voix parlée à la sollicitation de tous les registres, y compris les plus extrêmes. Passées quelques stridences qui émaillent les aigus des saillies autoritaires du début, et malgré un timbre qui ne séduit pas d’emblée, la voix s’épanouit peu à peu, pour s’incarner ensuite dans une évidente opulence. Tous les registres sont admirablement énoncés, même si la voix de cette ex-Brünnhilde est davantage en adéquation avec les moments autoritaires que ceux de pure émotion. Fort heureusement, l’investissement scénique de la chanteuse est remarquable, jusqu’à l’ultime image, extrêmement audacieuse.
Le grand triomphateur de la production est Toby Spence, dont le Comte d’Essex est chanté à la perfection tant dans les envolées passionnelles que dans la délicatesse purcellienne des Luth’s Songs. Le défi des seconds rôles féminins est vaillamment relevé, d'abord par une Patricia Bardon dont le beau mezzo handélien convient parfaitement au personnage, puis par Kate Royal qui offre une Lady Rich de grand aplomb, même si sa scène d’affrontement avec Elisabeth en fin d’Acte III semble l’envoyer aux confins de ses possibilités. Très beaux nombreux comprimarii parmi lesquels on a envie de citer Clive Bayley en Sir Walter Raleigh, Mark Stone en Lord Mountjoy, Andrew Tortise en Spirit of the Masque, mais surtout le très noble timbre de Jeremy Carpenter en Sir Cecil. Brindley Sherratt qui nous avait récemment inquiétés en Narbal des Troyens sur cette même scène, vient nous rassurer à propos dans le rôle du Chanteur des rues aveugle.
La direction de Paul Daniel, déjà aux commandes de la première et unique trace en DVD de Gloriana, est aussi brillante que celle de Mackerras. Elle ne démérite en rien face à cette dernière tant elle se montre animée de la même passion pour ce magnifique opéra. L’Orchestre du Royal Opera House, avec ses cuivres dardés, des percussions jubilatoires, est en très grande forme, aussi brillant dans le spectaculaire que lors des nombreux moments plus analytiques de la partition.
Exquise cerise sur le copieux gâteau : la remarquable captation du réalisateur Robin Lough est à la hauteur du travail très fouillé de Richard Jones.
Avec une exécution musicale de haut vol et l’intelligence d’une mise en scène qui a compris tous les enjeux de l’œuvre, voilà un soixantième double-anniversaire fêté de la façon la plus remarquable qui soit. Il répare de surcroît une incompréhensible injustice et révèle une œuvre d’une jeunesse, d’une richesse constante, pas seulement destinée – comme on pourrait être tenté de le croire - au public anglais. Voici en Blu-ray et DVD, un cadeau somptueux dans un emballage idéal. Gloire à Gloriana !
À noter : Le boîtier du Blu-ray de Gloriana est protégé par un élégant sur-étui mat au titre embossé et vernis.
Lire le test du DVD Gloriana au Royal Opera House
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Jean-Luc Clairet