Le livret de La Petite danseuse de Degas est le fruit de la collaboration entre Patrice Bart et Martine Kahane, Directrice du Centre culturel du costume de scène. Leur approche est directement liée à l'époque de l'artiste qui a laissé à la postérité cette fameuse statue, et aux figures fortes qui évoluaient alors dans la vie quotidienne mais aussi dans celle du ballet.
Ainsi croise-t-on au fil de ce spectacle des blanchisseuses, fortes femmes très au courant de ce qui se passait dans les maisons, le violoniste qui accompagnait alors les leçons de danse et le jeune danseur à l'arrosoir, en fait le plus jeune de la compagnie dont la mission consistait à arroser le plancher pour qu'il ne glisse pas. Parmi d'autres figures, celles-ci apportent les fondations d'une œuvre très ancrée dans la peinture sociale.
Ainsi que le précise Brigitte Lefèvre, Directrice de la Danse, dans les bonus, cet aspect conjugué aux décors d'Ezio Toffolutti, qui reprennent des fragments de l'architecture de l'Opéra de Paris, a tout de suite interpellé les danseurs du Ballet de l'Opéra qui, en quelque sorte, se sont sentis investis par le travail proposé pour cette création en 2003.
L'histoire s'appuie sur la vie de la vraie petite danseuse de 14 ans que Degas faisait poser comme modèle. Sa vie fut d'ailleurs fort triste car, comme beaucoup de jeunes filles au XIXe siècle, en raison d'une grande pauvreté, elle bascula comme ses sœurs dans la prostitution… Mais le livret est aussi une vision de la danse dans l'œuvre de Degas, des lieux et souvenirs liés à la danse, et du travail derrière le spectacle, dans les cours et les coulisses.Pour autant, cet axe narratif précis et fort bien rendu par la mise en scène de Patrice Bart, ne saurait exister sans son corollaire psychologique, lui aussi très travaillé. En effet, les principaux personnages présentés sont dotés d'une véritable densité. À tel point que cette Petite danseuse de Degas rejoint parfois dans une certaine mesure l'écriture de certaines œuvres au répertoire du Royal Ballet de Londres. On pense par exemple à plusieurs reprises à Kenneth MacMillan pour la névrose qui caractérise l'impossible mère de la petite danseuse et les rapports castrateurs entretenus avec sa fille.
La musique du ballet est une commande de l'Opéra de Paris faite au compositeur Denis Levaillant. Très riche, elle fait appel à un orchestre fourni et joue sur de fort belles couleurs. La gestion des timbres est remarquable et la dynamique, comme les variations de rythmes et de couleurs tonales ou atonales conviennent on ne peut mieux à l'expression chorégraphique. Dès les premières mesures, il devient évident que Patrice Bart est parvenu à utiliser avec naturel la structure musicale pour s'exprimer.
On appréciera dès le court Prologue du ballet la théâtralité de la démarche et la lisibilité de l'écriture. Le chorégraphe présente ses personnages tels des mannequins tour à tour éclairés au rythme de la partition. Ils entourent la petite danseuse dont la vie semble arrêtée dans la pose immortalisée par Degas. Clairemarie Osta, immobile alors que les personnages de sa vie s'animent, dégage d'ores et déjà une forte intensité. La posture est puissante mais le regard l’est davantage. À la fin du spectacle, nous aurons l'impression d'avoir voyagé en formant une boucle dans un monde que n'auraient renié ni Dickens ni Andersen.
Le mystère véhiculé par la musique et l'image est parfaitement capté par la caméra de Vincent Bataillon.L'animation foisonnante exprimée par une multitude de personnages marque à la fois le premier tableau - La place Bréda, à Paris - et le second - À l'Opéra, dans une classe de danse -. Les danseurs recréent une forme de quotidien au moyen d'une gestuelle à la fois musicale et expressive tandis que la musique apporte une part de pessimisme qui contraste avec la vivacité de certains mouvements mais correspond bien au rapport de la petite danseuse et de sa mère, étonnante Elisabeth Maurin.
Le cours de danse est tout d'effervescence contrôlée. Emmanuel Tibault, le violoniste qui accompagne la leçon, saute avec agilité tandis que les élèves s'exercent à la barre sous la direction du maître de ballet quelque peu hautain de Mathieu Ganio.
Difficile pour le réalisateur de ne pas faire l'impasse sur certains micro-événements car la scène est composée de multiples actions. Il ne fait aucun doute que le montage vidéo présente ici un parti pris éloigné de la vision globale d'un spectateur installé dans la salle.
La rapide alternance des danseurs mis en avant et le travail de lignes et de pas montre la parfaite osmose entre la chorégraphie et la rythmique musicale sur laquelle elle s'appuie. La sensation de rapidité est accentuée par de petits groupes qui se forment et se désassemblent rapidement et par les sauts vifs des garçons du corps de ballet.
Dorothée Gilbert incarne une belle danseuse étoile. Accompagnée d'un beau solo de violon, elle descend un escalier pour une remarquable entrée "hollywoodienne" avant d'entamer un pas de deux fort élégant avec Mathieu Ganio. La forme du langage de Patrice Bart se montre classique mais sa respiration est assez moderne, ample. L'alchimie en est très réussie.
Mathieu Gannio danse fort bien une variation qui prolonge cette impression de légèreté bien qu'alignant nombre de grands sauts et de déplacements qui représentent un véritable défi pour le danseur.
Clairemarie Osta transmet par sa danse et son intention cette envie qui habite son personnage de ressembler à l'étoile. À ses côtés, Benjamin Pech incarne l'homme en noir qui sera omniprésent à la manière d'une personnification du destin. Le duo réussit très bien l'alternance de mouvements aboutis et avortés, signature, comme chez MacMillan, des contradictions intérieures et de l'envie d'exister sans y parvenir.
Le paroxysme du vocabulaire utilisé par Patrice Bart est incarné par la mère de la petite danseuse, porteuse de brusquerie et de violence contre sa fille, puis globalement dans les pas composés. Elisabeth Maurin est formidable dans ce rôle marqué par l'obsession. Tout son corps participe à cet état de tension dangereuse.
Puis, le chorégraphe parvient sans mal à sortir de ce traitement glacial en réinstallant rapidement le dynamisme de la classe de danse sur la reprise d'un thème musical qui en devient hautement fédérateur.
Le pas de deux entre l'étoile et le maître de ballet ménage un beau moment de romantisme classique qui devient pas de trois lorsque la petite danseuse se joint au couple. Nous sommes plongés dans un contexte irréel, aidés par les tissus vaporeux des costumes des deux danseuses.
De fait, la proposition de Patrice Bart est fort bien structurée. La danse proprement dite succède souvent à une exposition de sentiments humains complexes. Ainsi, lorsque la mère vend sa fille à l'artiste pour lequel elle doit poser, le contexte sensuel, presque malsain, accueille sans mal une expression des méandres intérieurs des personnages.
La scène du Grand bal de l'Opéra, avec son rappel du rideau peint en fond de scène, nous fait penser à la Valse de Ravel. L'alternance de petits groupes de valseurs et de solistes manifeste un côté à la fois fastueux et un parfum suranné parfaitement distillé. Lors du nouveau pas de deux entre l'étoile et le maître de ballet, les rapports entre la petite danseuse et sa mère continuent à se développer. Le spectateur est à nouveau sollicité dans plusieurs axes.
Il faut souligner ici les superbes couleurs apportées par cette scène très riche. Les tons chauds des éclairages mettent en valeur des rouges qui, à l'écran, deviennent fascinants.
Puis l'opulence du bal se transforme en une fine raie de lumière qui traverse le plateau au sol et sert de cadre à un très beau pas de deux dansé par Clairemarie Osta et José Martinez (l'abonné). Les bougies qui brillent en fond de scène créent un cadre idéal à ce moment de rêve à la chorégraphie fluide. Osta et Martinez sont parfaits, le lié est quasi absolu.Le début de l'Acte II permet de développer la nature vénale du personnage de la mère. Son costume aux couleurs criardes, un astucieux jeu de double dans un miroir et les pas expriment fort bien son incapacité à sortir d'un carcan qui la prive d'évoluer vers l'idéal symbolisé justement par le double.
Des dissonances nous accueillent Au Cabaret "Le Chat noir", lieu de perdition partagé par des entraîneuses, des serveurs qui dansent et des cancanneuses. Les plans se succèdent rapidement jusqu'à déclencher une forme d'overdose de mouvements chez le spectateur, sans doute en raison d'un montage quelque peu nerveux et de plans trop serrés. Mais cette scène, et c'est là l'essentiel, permet à Clairemarie Osta de faire évoluer son personnage avec habileté. En se livrant à une séduction maladroite de l'abonné, que nous retrouvons ici, la petite danseuse sort d'une candeur statique et de son rêve pour gagner une maturité qui permet à la danseuse une bien plus large gamme d'expressions.
Le vol du portefeuille de celui qu'elle voulait séduire la conduit en prison. Une prison intérieure peuplée des fantômes des personnages de sa vie et, bien sûr de sa mère… et de son double. L'intervention de la danseuse étoile ne changera en rien son destin. Une très belle variation de l'homme en noir semble sceller cette destinée contrariée. Les grands sauts de Benjamin Pech sont magnifiques !
Le tableau des blanchisseuses est sans doute un des plus beaux de La Petite danseuse de Degas. La lassitude et l'abandon douloureux exprimés par les danseuses du corps de ballet ne sont pas sans rappeler la gestuelle composée par Kenneth MacMillan pour décrire la détresse des prostituées déportées à la Nouvelle-Orléans à l'Acte III de son ballet Manon. Chargée d'émotion, cette entrée en matière nimbée de fumigène bleuté utilise à propos de grandes pièces de draps et les ensembles formés sont à la fois purs et expressifs. Allégée de l'opulence des scènes précédentes, la chorégraphie atteint un niveau d'inspiration de toute beauté.
La petite danseuse est passée d'une prison à barreaux à une prison de draps guère plus réjouissante. Clairemarie Osta gagne le pari de s'éloigner encore davantage de la figure figée du départ pour incarner une jeune femme brisée s'exprimant à travers une variation rendue touchante par l'investissement très différent du corps et de l'expression. Le travail de lignes, ici celui des blanchisseuses, se montre une fois de plus parfait et apporte un écho aux interventions solistes sans diluer ni la tension ni l'émotion.
Une dernière apparition de l'étoile résonne comme un adieu pour la petite danseuse et le spectateur glisse sans interruption vers l'épilogue.
À l'instigation de l'homme en noir, la petite danseuse est condamnée à demeurer prisonnière de son image. Clairemarie Osta parvient à retrouver l'état premier de son personnage, laissant derrière elle la maturité acquise, comme ses rêves et ses espoirs. Même si le pas de deux final avec Benjamin Pech aide sans doute la danseuse à réintégrer une forme de paralysie esthétique en abandonnant tout mouvement lié à la vie, on imagine sans mal la difficulté pour l'interprète de passer d'un état d'épanouissement douloureux à celui d'image intemporelle.
Quant au spectateur, il décidera en fonction de sa sensibilité si ce retour forcé à l'état premier boucle une trajectoire de vie comme on fermerait une parenthèse sur le papier, ou si la posture de la statue renferme désormais en elle la cruauté d'un parcours brisé par le contexte social d'un autre temps.
Quelle que soit sa réponse, il s'inclinera sans doute devant le savoir-faire déployé tout au long de ce beau ballet : celui d'un vrai créateur de spectacle et celui d'une formidable compagnie de danseurs.
Philippe Banel