Le prégénérique du DVD dévoile ce qui semble être une constante dans l'art de Katie Mitchell : l'on y voit le visage de chaque membre de la distribution tourner la tête vers un ailleurs hors cadre. Entre le Written on skin de 2012 et le Pelléas et Mélisande de l'été dernier, cet Alcina s'inscrit dans une démarche qui semble s'apparenter à une signature : la fascination pour ce qui se passe dans la pièce d'à côté et, afin de permettre la visualisation d'une action scénique kaléidoscopique, l'installation d'un décor imposant présentant en coupe toutes les pièces d'une demeure. Celle d'Alcina n'est d'abord révélée que pour moitié : le cinémascope de l'île enchantée du livret est une opulente chambre des plaisirs aux boiseries patinées que jouxtent deux glauques cabinets de taxidermie éclairés au néon. Plus tard apparaîtra la partie supérieure de l'endroit : un laboratoire avec une machine infernale transformant en animaux, en végétaux, en rochers, les hommes séduits par Alcina et sa sœur Morgana.
À l’instar des libertés qu' Handel avait prises en 1734 avec l'Orlando furioso de l'Arioste, Katie Mitchell relit avec brio une intrigue complexe. Agissant elle aussi en magicienne, elle parvient à faire des trois heures d'horloge de l'œuvre un suspense extrêmement prenant. Comme Hitchcock le fit avec Vertigo, elle a le génie de donner au spectateur un temps d'avance sur les héros en lui dévoilant, dès la Sinfonia d'ouverture, un stratagème assez génial dans son habile mélange d'humour et de fascination : le franchissement de portes magiques, entre chambre et cabinets, fait rajeunir et vieillir les deux sœurs, permettant à ces dernières d'apparaître à leurs amants au sommet de leur beauté. Si la metteuse en scène anglaise s'éloigne de l'île enchantée au profit d'une demeure à tiroirs sentant, entre salpêtre des murs et décrépitude des corps, le stupre et le lucre, elle se rapproche du poème originel en rendant à l'Arioste ce qu'il disait déjà et qui n'avait jamais intéressé Handel et consorts : Alcina et Morgana sont deux vieillardes décharnées !
Il n'est pas si fréquent, à l'opéra, de voir le Troisième âge en primo uomo ou en prima donna. Ce n'est pas le moindre mérite de Katie Mitchell de s'y colleter, et même de parvenir à engendrer une réflexion à la fois audacieuse et subtile sur le passage du temps. Alors que l'on pouvait légitimement craindre que la metteuse en scène avait peut-être récolté les lauriers de la révélation de la partie musicale des 90 minutes du plus bref Written on skin, cet Alcina permet de prendre la pleine mesure du souffle de Katie Mitchell sur une œuvre de plus grande ampleur, surtout quand l'on connaît le défi que représente l'enfilade d'arie da capo des opéras du Saxon . Défi relevé brillamment ici par un spectacle où rien ne lasse jamais, tour à tour séduisant, envoûtant, émouvant. Si l'humour est présent - ainsi le moment, à l'Acte III, où la magie se met à déraper -, le coeur se serre à plus d'une reprise : les gros plans lors des duos Ruggiero/Alcina, sur une Patricia Petibon bouleversante, dont l'on voit littéralement, sous l'incarnat de l'épiderme, le sang couler dans les veines… les larmes d'Anna Prohaska dans les bras de Philippe Jaroussky, après Verdi Prati lorsque Morgana se trouve confrontée au vrai sexe de Bradamante… les derniers échanges où l'on devine qu'Alcina porte déjà le fruit de son amour pour Ruggiero… les regards toujours concernés, même chez une domesticité aux ordres… chaque passage des portes magiques… et, bien sûr, le finale où les deux goules sont encagées à leur tour dans les vitrines où elles avaient enchâssé jusque-là leurs victimes, l'ultime image du regard caméra d'Alcina.
Le cérémonial quasi chorégraphique d'une direction d'acteurs toujours à l'écoute des chanteurs, magnifie une distribution des plus séduisantes. Patricia Petibon se glisse avec une grâce infinie dans les plis des élégantes toilettes prévues par Laura Hopkins mais aussi dans les replis amples d'une partition où, corps et âme, elle se jette avec classe dans les affects les plus divers, l'utilisation parcimonieuse mais toujours justifiée de son suraigu produisant toujours son petit effet. Un "Ah mio cor" d'anthologie, où elle défaille au ralenti, soutenue par valets set servantes, avec son "Ah !" sorti du silence, est l'acmé d'une incarnation qui fera partie des grandes heures d'Aix-en-Provence. Philippe Jaroussky est un Ruggiero d'une délicatesse absolue, devenant littéralement homme devant nous. Le "Mi lusinga" du jeune amant est particulièrement poignant, surtout avec le contrepoint, dans la pièce à côté de la vieille Alcina. Anna Prohaska, très légère de timbre, Morgana mutine, assure crânement la partition, les nombreuses scènes masochistes dévolues à son personnage mais sait aussi être déchirante dans "Credete al moi dolore" qui n'a jamais autant sonné qu'ici comme une aria perdue d'une Passion de Bach. Katarina Bradic apporte autorité et beauté d'un timbre viril au volontarisme de Bradamante, même durant son spectaculaire changement de sexe. Anthony Gregory, acteur et chanteur touchant jusque dans le déchirant "Un momento di contento", fait d'Oronte, personnage secondaire que Katie Mitchell met beaucoup à contribution, un précieux vecteur d'empathie. Un seul air à chanter mais une présence scénique de poids permet à Kzysztof Basczyk un solide Melisso. Un triomphe mérité - même si trop tôt exprimé - accueille le tout jeune soprano Elias Mädler, dont l'Oberto ”premier de la classe” coupe court à la tradition des jeunes garçons à la justesse approximative. Une mention émue, pour conclure, aux magnifiques comédiennes anglaises doublant Alcina et Morgana : Juliet Alderdice et Jane Thorne, omniprésentes, ne sont pas pour rien, on s'en doute, dans la virtuosité d'une réalisation parfaitement huilée.
Cette captation, davantage encore que dans la salle du Grand Théâtre de Provence, permet de se rendre compte de la finesse du travail d'Andrea Marcon à la tête du Freiburger Barockorchester. "Ah moi cor", toujours, avec ses accents quasi purcellien façon King Arthur, ses arpèges de théorbe, fait figure de test idéal, ou encore le grincement d'outre-tombe obtenu juste avant la reprise d'"Ombre pallide". L'on note aussi, jusque dans son utilisation des silences, une indéfectible attention aux chanteurs. Le Chœur MusicAeterna, depuis la fosse, fait joliment écho à tant de beauté sonore. Signalons qu'Andrea Marcon, suivant l'exemple de Handel lors de la reprise de 1736, a évincé les ballets.
À une époque où, saison après saison, les spectacles les plus inventifs se succèdent, les amateurs d'opéras peuvent parfois faire figure d’enfants gâtés : la maîtrise pourtant évidente d'un tel spectacle a été accueillie avec une certaine froideur. Est-ce l'acuité d'un regard de femme sur un monde régi majoritairement par des regards d'hommes qui a dérangé ? Si, par extraordinaire, c'était le cas, empressons-nous d'affirmer combien nous recommandons chaleureusement cette captation, témoignage essentiel des choix intelligents du Festival d'Aix-en-Provence tout autant que de l'art de Katie Mitchell, une des metteuses en scène les plus importantes de notre temps.
L’Acte I et le début de l’Acte II sont proposés sur le DVD 1 (113’28) ; La seconde partie de l’Acte II et l’Acte III sont proposés sur le DVD 2 (74’42).
Lire le test du Blu-ray Alcina mis en scène par Katie Mitchell
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Jean-Luc Clairet