Outre son programme et ses interprètes, le concert présente l’intérêt d’entendre l’Orchestre philharmonique de Berlin en tournée à l’étranger. Il est enregistré ici à l’Université d’Oxford en Grande-Bretagne et a inclus Elgar dans son programme, un des compositeurs majeurs du XXe siècle outre-Manche. Dirigé par un des chefs majeurs d’aujourd’hui, avec lequel l’orchestre est habitué à se produire, nous sommes curieux d’entendre quelles qualités particulières les musiciens mettront en avant, conscients de faire partie d’un des plus prestigieux orchestres au monde et de devoir partout justifier sa réputation.Le programme débute en douceur et moelleux avec le splendide Prélude de l’Acte III des Maîtres Chanteurs de Nuremberg de Wagner. Loin du tonitruant, éclatant d’enthousiasme, Prélude de l'Acte I, celui-ci est un ravissement de tendresse, de douceur et de belle et généreuse harmonie. Barenboim fait avant tout entendre la cohérence des timbres de l’orchestre, cette mystérieuse union qui rivalise en rondeur et en onctuosité. C’est une des belles qualités du Philharmonique de Berlin d’aujourd’hui, qui a depuis longtemps - depuis l’ère Karajan notamment - arrondi les angles et privilégie la finesse sonore et sa subtilité à l’effet de masse.
La magnifique violoncelliste américaine Alisa Weilerstein distille elle aussi la musicalité profonde du Concerto d’Elgar par un jeu d’une belle robustesse mais ciselé et poétique. On baigne dans de subtiles couleurs marmoréennes dont la partition est particulièrement riche. C’est une musique difficile, qui renferme une part de mélancolie fiévreuse et qui recèle comme de nombreuses partitions d’Elgar, des trésors d’émotion et d’élégante subtilité. Le soutien actif et une intense présence de Barenboim nous vaut une exécution mémorable. On ne peut s’empêcher d’avoir une pensée pour la sublime Jacqueline Dupré dans ce même Concerto d’Elgar, si tôt disparue en 1987 à peine âgée de 42 ans, exceptionnelle musicienne née ici, à Oxford, et épouse du chef.Vient ensuite la Première symphonie de Brahms qui ne constitue pas, en dépit du chef-d’œuvre qu’elle représente, un complément de programme original en soi. C’est l’occasion de saluer les initiatives, parfois peu appréciées d’un public conservateur, de l’actuel chef titulaire de l’orchestre Simon Rattle, d’inscrire bon nombre de chefs-d’œuvre fort peu joués jusqu'alors par l’orchestre, voire totalement absents de son répertoire.
Mais revenons à Brahms. L’interprétation de Barenboim se distingue, comme lors de la plupart de ses concerts depuis bon nombre d’années, par son engagement total, profond, sincère et déterminé dans les partitions qu’il dirige. Il élimine d’emblée toute routine qui pourrait guetter l’habitude des musiciens à jouer ce qu’ils connaissent sur le bout des doigts, tant individuellement que collectivement. En effet, Barenboim parvient à nous révéler des couleurs ou des éclairages qu’on avait un instant oubliés et dont, en expert de ce répertoire, il détient le secret. La maturité de Barenboim est à son maximum et provoque un effet dynamisant des plus saisissants sur les musiciens. On retrouve l’image du bonheur de faire de la musique ensemble, mais aussi de révéler encore et toujours les merveilles d’une partition qui nous semble pourtant si familière. Il suffit d’observer combien les musiciens s’écoutent, se regardent jouer, non en amoureux de leur image sonore mais en communion, presque sacrée, visant uniquement à rendre justice à la grandeur de la partition.
Ce programme, bien entendu, est à placer entre toutes les mains. Les novices seront sous le charme et les spécialistes les plus retors seront convaincus de la puissance qui se dégage d’une telle prestation, confiée à des musiciens parmi les plus responsables de leur tâche artistique.
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Gilles Delatronchette