On imagine mal un compositeur n’écrivant que pour la postérité. Si les chefs-d’œuvre du passé ont quelque chose d’intemporel qui leur permet de défier les siècles pour arriver jusqu’à nous, on a souvent tendance à oublier qu’ils sont tout autant des œuvres de leur temps, destinés avant toute chose à leurs contemporains. Dès lors se pose la question des conditions de réactivation d’une œuvre du passé. Les débats encore présents et toujours aussi stériles entre les historicistes et les modernes en témoignent encore aujourd’hui.
Toute production nouvelle plonge l’œuvre dans une situation nouvelle, car on ne s’adresse pas aujourd'hui au public comme on le faisait il y a deux cents ans. Mais il faut précisément connaître son public. Par ailleurs, est-ce au spectateur de faire la démarche vers l’œuvre ou à l’œuvre d’aller vers lui ?
Pour sa production de L’Italienne à Alger, Davide Livermore a choisi la deuxième option. Partant du principe que l’humour propre à l’œuvre originale ne pouvait être perçu de manière juste que par les mélomanes contemporains de sa création et échappait donc à la plupart d’entre nous, il a opté pour une relecture revêtue d’un humour "tendance" d’aujourd’hui associant les Monty Pythons à Blake Edward, dans une Afrique du Nord à mi-chemin entre OSS 117 et Austin Powers. C’était osé, et à dire vrai, cela n’a pas plu à tout le monde. Mais pour le coup, ça marche !
Un tel détournement ne peut fonctionner qu’avec une œuvre de base forte, dont l’humour n’est pas que le seul ressort. De fait, il y a dans Rossini cette capacité unique à être modelable, et à laisser à l’interprète une grande partie du sens. Plus que toute autre, la musique de Rossini est une musique qui ne se lit pas, comme on le ferait avec celle de Johann Sebastian Bach, qui prend à la lecture un sens différent et complémentaire à son effectuation. Au contraire, celle de Rossini semble sur le papier dépourvue de sens et d’émotion. C’est que, dès l’écriture, le compositeur a pris en compte l’interprète et lui confie un matériau suffisamment fort pour l’inspirer, et suffisamment ouvert pour recevoir sa personnalité.
Davide Livermore a fort bien saisi l’équilibre nécessaire entre actualisation et fidélité, sans jamais plonger dans la transgression. Il a compris cet échange nécessaire entre le pérenne et l’éphémère qui est à la base du langage rossinien. De fait, il n’y a jamais aucune trahison dans son approche, mais bien une actualisation, certes parfois caricaturale, mais toujours signifiante.
Ce dialogue entre le présent et le passé se ressent aussi nettement dans la distribution. À commencer par la direction de Jose Ramon Encinar, qui s’inscrit dans la plus belle tradition rossinienne. Rien de révolutionnaire de ce côté, mais un enthousiasme réel, une battue solide et surtout une affinité réelle avec le langage du compositeur.
Tandis que sur scène, c’est une approche beaucoup plus actuelle qui nous est offerte, avec une direction d’acteurs très efficace qui sait galvaniser et impliquer l’ensemble du plateau comme un seul homme. Les chanteurs s’amusent, cela se voit, et nous avec ! Ce résultat ne peut être atteint que par un vrai travail de troupe et une vraie homogénéité sur le plan musical. Certes, les qualités tant vocales que dramatique d’Alex Esposito [Lire notre interview de 2012] ne manquent pas de nous sauter aux yeux et aux oreilles, avec ce chant vif, faisant fi des difficultés techniques, pour aller à l’essentiel : le plaisir et l’émotion. Mais c’est sans jamais tirer la couverture à lui. Il faut dire que chaque rôle a été clairement développé par le metteur en scène et laisse suffisamment d’espace à chaque artiste pour qu’il puisse prendre possession de son personnage et le faire vivre comme il se doit, dans l’émotion comme dans l’excès. Ainsi en est-il de notre Italienne, Anna Goryachova, qui impose sa personnalité grâce à une projection solide et une belle amplitude, ou encore Yijie Shi, qui apporte un vrai relief au personnage de Lindoro.
Cette distribution excelle de plus à distiller cet humour très actuel et rétro à la fois, et revisite un passé idéal comme un conte de fée moderne, lorgnant avec gouaille, envie et un rien de nostalgie, vers un hier pas si éloigné où tout était pourtant bien différent, drôle et léger malgré tout. Ne boudons pas notre plaisir avec cette Italienne à Alger qui ne ressemble à aucune autre et séduit au-delà des mots.
Lire le test du DVD L'Italienne à Alger mis en scène par Davide Livermore
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Jean-Claude Lanot