Face à Madame Butterfly, deux dangers guettent le magnifique opéra de Puccini : d'une part, un rôle écrasant et omniprésent sur scène pour la soprano qui incarne le rôle-titre, d'autre part l'orientalisme inévitable de la mise en scène. Si, parfois, il y a péril en la demeure pour l'un comme pour l'autre, voire même pour les deux, nous tenons avec cette captation de 2012, étonnamment tardive pour cette production de Moffat Oxenbould créée en 1997, une parfaite symbiose qui évite toute lassitude aussi bien que tout cliché.
Portant l’œuvre sur ses épaules, la soprano japonaise Hiromi Omura, outre un physique idéal, fascine par son aisance à incarner le rôle de Cio-Cio-San. Tout se passe comme si nous assistions avec un naturel désarmant au choc de deux cultures sans qu'il soit besoin d'en montrer les extrêmes avec excès. Une Butterfly proposée par une chanteuse occidentale, aussi excellente soit-elle, parviendra plus difficilement à nous toucher qu'une chanteuse japonaise, héritière dans ses gènes d'une irremplaçable manière d'évoluer et de jouer. Hiromi Omura ne donne pas l'impression d’avoir appris à se mouvoir avec des habits traditionnels, à s'agenouiller ou à s'exprimer avec ses bras, ses mains et son visage. Tout cela émane d'elle sans jamais que l'on ait l'impression d'une attitude travaillée pour l'occasion. Cet énorme atout se retrouve comme par miracle dans un chant que l'on peut qualifier paradoxalement d'intense dans la retenue. Ici, aucune faute de goût, aucune théâtralisation surfaite. Durant le long plan fixe qui accompagne le chœur à bouche fermée entre les deux parties de l'Acte II, seules les expressions de son visage nous parlent dans ce que nous recevons tel un grand moment de subtilité émotionnelle. Aucun cri de douleur vériste, pas plus de pleurs conditionnée, c'est la tradition comportementale japonaise que Hiromi Omura synthétise et nous propose sur la scène de l'Arts Centre Melbourne. De fait, nous avons l'impression d'assister en permanence à un spectacle issu du kabuki ou du théâtre nô. Les spécialistes apprécieront sans doute la symbolique des gestes et des regards, chorégraphie permanente à décoder. L'endurance physique et vocale de Hiromi Omura se place au service d'un art, et l'émotion forte et pure qu'elle parvient à distiller constitue une vérité autrement plus convaincante que les outrances faciles et vulgaires qui sont parfois le lot de Madame Butterfly. La différence d'approche entre la soprano et Sian Pendry, qui incarne sa servante, est flagrante. Souvent proches l'une de l'autre, Suzuki s'exprime avec bien plus d'effets que Cio-Cio-San. Mais, fort heureusement, son incarnation vocale des plus naturelles ne ternira aucunement notre plaisir.
L'américanisme de Pinkerton est assumé avec une relative sagesse par James Egglestone, loin des extravagances surfaites de l'Occidental venu s'amuser de gens et de coutumes qu'il méprise. Son Pinkerton est un homme, certes étranger au monde asiatique, mais doué d'un semblant de respect. La voix du ténor abonde en ce sens sans se distinguer, ni par une sensualité hors de propos, ni par une puissance qui dénoterait dans ce contexte. On pourrait qualifier sa voix de canalisée dans le sens vertical, émise dans l'étroitesse de la puissance et des couleurs, et vite plafonnante. Mais James Egglestone maîtrise cette limite et, malgré la légèreté de son timbre, s'écoute avec plaisir.
Le rôle du consul Sharpless, tout respectueux des valeurs asiatiques, se caractérise sur scène par sa position inconfortable d'Occidental désapprouvant l'attitude irresponsable du lieutenant et ami Pinkerton envers Butterfly. Barry Ryan, lui aussi, adapte son approche vocale au personnage et sait affirmer sa présence à chacune de ses interventions. Enfin, dans le rôle de l'entremetteur Goro, Graeme Macfarlane évite lui aussi la caricature, son chant se caractérisant toutefois par un très léger sigmatisme. Les autres rôles mineurs du Bonze (Jud Arthur), du Prince Yamadori (Samul Dundas) et de Kate Pinkerton participent en outre pleinement à la qualité globale de la représentation. Cette distribution on ne peut plus cohérente est soutenue avec retenue mais efficacité par la direction d'orchestre de Giovanni Reggioli. Lui aussi fait le choix d'un grand naturel expressif.
Quant à la mise en scène de Moffatt Oxenbould, elle parvient aussi à résoudre les difficultés que pose habituellement Madame Butterfly. Une réussite également redevable aux décors de Peter England et Russell Cohen, à la lumière de Robert Bryan et à la gestuelle réglée par Matthew Barclay, laquelle s'inscrit en toute logique dans la tradition théâtrale japonaise. Le minimalisme zen du mobilier et de l'architecture trouve un écho dans le Japon du début du XXe siècle, de même que les magnifiques costumes d'époque aux couleurs chatoyantes. Sur la scène, le bassin qui entoure le plancher rappelle la fusion de l'élément naturel avec l'architecture japonaise. Enfin, la présence de personnages muets qui accompagnent le déroulement du drame et le charme du jeune John Nguyen dans le rôle du fils de Butterfly ajoutent à cette ambiance orientale de très bon goût et forcent l'admiration.
Rien, dans cette Madame Butterfly, n'est à mettre au second plan. Opera Australia nous offre ici une pleine réussite en DVD. Malheureusement, un Blu-ray de cette captation n'est pas prévu…
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Nicolas Mesnier-Nature