
Le régime soviétique n’avait pas retenu pour son répertoire opératique le tableau que dresse Wozzeck, celui de l’homme anéanti par le poids de la société, de ses lois autant que de ses perversions… L’ouvrage n’avait pas été donné à Moscou après 1927. Si, deux ans après sa première berlinoise, il avait remporté un succès mémorable, il représentait bien entendu pour le Pouvoir, et bien plus qu’aucun autre opéra, celui qui dénonce dans son ultime violence, l’oppression subie par l'homme.
Belle revanche aujourd’hui que ce Wozzeck monté sur la scène du Théâtre Bolchoï, qui allie à la fois un plateau idéal de chanteurs, une production lisible et intelligente, et un orchestre dirigé de main de maître par Teodor Currentzis. Le chef, mèche de cheveux savamment négligée, est totalement immergé dans le langage de Berg et, de façon quasi-expressionniste, en souligne sans en avoir l’air, le moindre trait même furtif, dans sa bouleversante profondeur.

La mise en scène de Dimitri Tcherniakov est confondante d’imagination, de créativité et d’idées vraiment neuves et efficaces. Dans le documentaire proposé en bonus de l'opéra, il explique très bien combien la lecture du soldat opprimé par son entourage autant que par ses névroses, serait éculée et qu’on a tout dit et tout fait sur ce terrain. Reconnaissons qu'il n’a pas tort… Tcherniakov choisit donc de placer Wozzeck à la place de monsieur tout le monde, et situe l’action dans la vie quotidienne, celle de la console électronique autant que celle de l’émission télévisuelle de cuisine qui défile sur l’écran ménager du couple Marie-Wozzeck. Il est clair qu’ici aussi, se jouent des drames, qu’ici aussi se côtoient d’abominables solitudes, lot d’une triste et fatale réalité.
Wozzeck, un homme comme un autre, subit le sadisme de ceux qui le dominent, les risées de ceux qui l’observent, et la trahison de la femme qu’il aime et que pourtant, objet du désir d’un autre, il supprimera. La lecture de Tcherniakov est personnelle et dépasse, grâce aux libertés qu’il accorde à sa propre écriture, le contexte du soldat de caserne, le "pauvre gars", cet "arme Kerl" qui revient dans la bouche des héros comme le cri d’une innocence légitime.
Marie, belle épouse plantureuse, cède aux appels de liberté dont son propre couple est privé et tente un instant de se libérer de tout interdit en provoquant sexuellement le client du bar où elle tente un geste salvateur.
L’orchestre est superlatif, autant que la direction inspirée, ciselé et engagée de Currentzis. L’accent est mis sur le langage profondément romantique des nombreuses pages, débordantes de lyrisme comme celles consacrées à Marie.
Bientôt l’orage fatal assombrira définitivement l’horizon et la puissance expressive du chef sera à son apogée. L’orchestre d’une seule voix est véritablement - cela s’entend - subjugué par son chef, celui qui l’inspire, le magnétise et l’unit au service du drame. On ajoutera que les mixages proposés sur le DVD se montrent à la hauteur d'une belle et efficace prise de son. On pourra naturellement se trouver étonné par la curieuse intervention enregistrée du chœur des chasseurs, comme une hallucination supplémentaire de Wozzeck. Mais, finalement, cela fonctionne bien.

La distribution est magnifique d’homogénéité et ne souffre d’aucun manque. À sa tête le couple Marie-Wozzeck est tout simplement idéal. Georg Nigl (Wozzeck) ne recule devant aucun risque vocal quand il hurle sa terreur, sa haine ou son espoir. Rompu au répertoire de la musique actuelle, l'interprète est dans son élément, parfaitement à l’aise dans son art du "sprechgesang", le parlé-chanté propre à la partition. Marie, interprétée par Mardi Byers, possède un timbre d’une grande beauté de matière et campe une héroïne luxueuse. Belle présence du Capitaine, le ténor Maxime Paster, lui aussi remarquable. Pyotr Migunov campe un docteur impayable, magnifique comédien lui aussi.
Tout de cette production est cohérent, et ce n’est pas là la moindre de ses qualités ! Incontournable interprétation du chef d’œuvre de l’École de Vienne, voici une lecture de Wozzeck implacable qui ne peut laisser personne indifférent.
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Gilles Delatronchette





































