
Bruckner est-il le plus grand symphoniste de tous les temps, comme le proférait Sergiu Celibidache ? Quoi qu’il en soit, ce compositeur demeure le terrain musical le plus favorable pour comprendre et apprécier l'art de ce chef singulier. Ses affinités personnelles avec ce maître de la grande symphonie germanique romantique de la fin du XIXe siècle sont bien connues. Bien que Celibidache refusait pour des raisons qui concernaient la nature même de la musique et du son à entrer dans un studio pour enregistrer des disques, le voir et l'entendre dans ce répertoire permet de mieux appréhender la philosophie de sa direction.
Se déplaçant avec peine, le chef s’approche lentement du podium d'où il dirigera assis. Sans partition, l’œuvre qui, selon lui, n'existe pas avant de la jouer, prend une forme que jamais l'on aura entendue par ailleurs. Même si notre admiration reste constante, il faut préciser que la perception que l'on a de cette musique par le biais d'un DVD diffusé dans notre lieu de vie ou au casque ne correspond en rien aux événements musicaux produits dans une salle de concert. Les réflexions de Celibidache à propos du son et de ses évolutions dans l'espace perdent toute leur valeur quand il s'agit de reproduction mécanique. De là sa répugnance légendaire à graver quoique ce soit, l'acoustique de la salle et le traitement du son mis en place ne pouvant être valables ailleurs. La perception des harmoniques, des octaves supérieures et le travail sur le son en fonction de la salle où il est émis ne peuvent s'accomplir qu'en direct…

Pourtant, on ne peut qu'approuver les autorisations posthumes données par son fils car elles nous permettent de connaître la manière de faire de la musique de son père. Cette "trahison" permet ainsi à la postérité de conserver un témoignage aidant à comprendre ne serait-ce qu'un minimum cette manière de faire unique en son genre.
Aimer ou pas n'intervient qu'après avoir vu et entendu. Il est juste en tout cas de reconnaître que Celibidache entretient un rapport étroit avec Bruckner, et qu'une accointance extrême entre un chef et un compositeur donne quelque chose d'exceptionnel. De même que Fritz Reiner avec Richard Strauss, Karel Ancerl avec Dvorak ou Glenn Gould avec Bach, Samson François avec Debussy ou Chopin, Bruckner appelle le nom de Celibidache à un moment donné ou à un autre.

C'est par son travail de fond, sa réflexion philosophique et le parcours d'une vie que Celibidache en est venu à cette forme d'expression artistique, laquelle ne s'exprime d'ailleurs pas uniquement chez Bruckner mais chez tous les compositeurs que nous pouvons entendre dans ses enregistrements édités en CD par Emi Classics.
Le geste qui emporte les musiciens du Munchner Philharmoniker se base sur une impulsion primaire sur le temps fort qui, par moments, laisse place à une battue réglementaire des temps. Jamais un quelconque carcan des temps de la mesure ne sera imposé mécaniquement aux pupitres. La main gauche donne les départs et l'expression du visage, comme en témoignent les longs plans fixes de ces films qui montrent bien l'énorme présence et l'aura spirituelle que dégage Celibidache. Au fil du déroulement des symphonies, le spectateur ne sera pas insensible à sa gestion du temps, ces fameuses lenteurs dans la vitesse d'exécution.
Si l'on évite de parler de tempo avec Celibidache, chose qui n'existe pas selon lui, on pourra toutefois parler de lenteur habitée et, si l'on adhère à cette option, la notion même de déroulement temporel s'effacera rapidement. L'expérience unique qui s'en dégage nous transporte dans un autre monde, et ce n'est pas là le seul fait de Bruckner. Seul Celibidache est capable de nous amener à cet état. Bénéfice de la lenteur, on entend tout : détails, phrasés, voix et nuances résultant d'un travail de répétition hors-norme, le tout dans un assemblage et un équilibre total. Les crescendi viennent de si loin, leur conduite est si bien portée que l'explosion finale est d'une efficacité tellurique qui ignore le placage violent et gratuit. Les transitions et les modulations constituent également de grands moments, magnifiques d'intérêts.


Afin de profiter au mieux de ce témoignage brucknerien sur l'art de la direction d'orchestre, nous ne saurions trop conseiller au lecteur désireux d'approfondir le processus de réflexion qui a permis à Celibidache de parvenir à ce résultat de consulter le petit ouvrage édité par Actes Sud "La Musique n'est rien", dans lequel sont compilés une série de textes et d'entretiens. Ce livre constitue une très bonne introduction qui permet de mieux comprendre, au-delà des clichés habituels, le pourquoi et le comment d'une pratique musicale sans commune mesure et sans concurrence.
Pour info : Le coffret Celibidache dirige Bruckner édité par Sony Classical contient 3 DVD et 2 CD. La Symphonie No. 4 version 1880 de Bruckner enregistrée à la Grosser Saal des Musikverereins de Vienne en février 1989 est proposée sur 2 CD (41'02 + 43'05) ; la Symphonie No. 6 enregistrée à la Philharmonie am Gasteig de Munich en novembre 1991 sur 1 DVD (68'27) ; les Symphonie No. 7 et No. 8 version 1890 enregistrée au Suntory Hall de Tokyo en octobre 1990 chacune sur 1 DVD (108'20 et 82'05). Chaque disque est accompagné d'un texte en français, anglais et allemand et chaque œuvre est proposée dans un boîtier Amaray. Les quatre boîtiers sont regroupés dans un coffre cartonné.
Nicolas Mesnier-Nature








































