Peu de spectateurs ont eu la chance d'assister à une représentation de ce spectacle donné depuis 2005 avec diverses distributions dans des cadres privés à vocation caritative. Cette captation du 20 décembre 2007 est donc accueillie à bras ouverts.
En 1830, Clara Wieck avait 11 ans lorsqu’elle rencontra Robert Schumann. Celui-ci était élève de son père, professeur de musique réputé. Schumann allait devenir l'amour de sa vie malgré l'interdiction paternelle. Elle-même excellente pianiste concertiste, elle ne sacrifia pour autant jamais son amour pour lui ni sa vie de famille. Clara et Robert furent mariés 12 ans et eurent 8 enfants. À 44 ans, Robert fut interné dans un asile où il mourut.
Tout au long de cette relation, le couple échangea une correspondance suivie et nourrie de ses expériences et de ses sentiments.
C'est à partir de ces lettres que le metteur en scène John Caird, connu pour ses nombreuses mises en scènes de théâtre, d'opéras et de musicals (Les Misérables à Londres), a imaginé une structure narrative vivante basée sur les échanges épistolaires entre Clara et Robert. Le chanteur Sting incarne Robert Schumann et l'actrice Trudie Styler, son épouse dans la vie, Clara Wieck-Schumann. Placés d'un côté et de l'autre de la scène, ils se répondent, lettre après lettre, secondés chacun par un groupe de musiciens qui intervient pour enrichir les échanges et les prolonger avec sensibilité : un trio masculin pour Robert (baryton, violon, piano), un trio d'interprètes féminines pour Clara (soprano, violoncelle, piano). Ainsi disposés, les musiciens deviennent les prolongements musicaux des comédiens.
L'acteur shakespearien Derek Jacobi, habitué des films de Kenneth Branagh (Henry V, Dead again), intervient en tant que récitant afin de lier les différentes séquences.
Les lettres ont bien sûr été réécrites et réarrangées afin de mieux s'intégrer à la progression dramatique. Ainsi, la chronologie n'est pas toujours respectée mais toujours aménagée en fonction de la cohérence du spectacle. De fait, la fluidité des échanges est remarquable, naviguant du quotidien à la passion, de la joie à la douleur et aux dramatiques périodes qui ont jalonné la vie du couple. Les mots, jamais lourds ni artificiels, parviennent à créer un rythme et une atmosphère infiniment subtils dont Trudie Styler, bouleversante, et Sting, d’une crédibilité exceptionnelle, sont les artisans inspirés.
La musique de Twin Spirits est construite autour de pièces de Robert et Clara Schumann, avec de rares incursions de Mozart (Don Giovanni) et Chopin (Adagio des Variations sur "La ci darem"). La plupart a été arrangée pour l'occasion. Ainsi Le Préambule du Carnaval a été écourté et se trouve joué par les deux pianos, le violon et le violoncelle afin de constituer l'ouverture du spectacle. Les autres arrangements dus à Martin Ward sont écrits avec soin et servent on ne peut mieux le propos en jouant sur les mariages d'instruments de la formation de chambre et des voix.
Le chant épuré de Simon Keenlyside donne à entendre des lieders teintés d'une émotion contenue, sans affectation. Les mots sont parfois sussurés, parfois déchirants, comme dans cette belle interprétation de Stille Liebe tiré des Zwölf Gedichte.
Rebecca Evans apporte une touche lumineuse à l'ensemble et sa voix de soprano fait corps avec l'émotion qui se dégage du personnage parlé de Clara. Tout d'abord assez transparente au début du spectacle dans Er ist gekommen in Sturm und Regen de Clara Schumman, la voix s'anime avec le duo Er und Sie de Robert Schumann, pour atteindre un phrasé et une tenue vocale admirables dans Ich hab im Traum geweinet du Dichterliebe, divinement accompagnée au piano par Natasha Paremski, brillante et charismatique tout au long du programme.
Quant aux autres instrumentistes, tous d'un très haut niveau de musicalité et d'implication, ils instillent leur sensibilité dans le projet avec une apparente aisance (les bonus nous apprennent qu'il n'en est rien). Comme ceux des comédiens, leur visage reflète une constante émotion captée par des cadrages sompteux.
Le montage est musical, rapide et toujours intelligent, prompt à créer une vraie dynamique à partir d'éléments plutôt statiques, et les éclairages de Peter Mumford apportent énormément à la pièce. Il n'est du reste pas étonnant de le retrouver crédité en tant que co-réalisateur de ce programme.
John Caird, également réalisateur, signe ici une très belle mise en scène de l'expression et de l'émotion, donnant au spectateur et aux artistes un point de rencontre d'une grande rareté, pour ne pas dire assez unique.
À noter : Twin Spirits est interprété en anglais et propose des sous-titres français sur tout le programme.
Philippe Banel