Le Nez fut créé en 1930, puis oublié pendant 40 années, pour être ensuite repris triomphalement en 1974 par l'Opéra de Chambre de Moscou, dans une mise en scène de Boris Pokrovsky.
Les interprètes de cette captation de 1979 sont les mêmes que ceux du premier enregistrement pour le disque en 1975, fruit d'une étroite collaboration avec le compositeur.Autant dire que l'approche musicale reste un gage de qualité encore inégalé.
L'écriture shostakovienne reflète parfaitement le bouillonnement intellectuel post-révolutionnaire de la Russie des années 1920.
La complexité effarante de cette partition demande des interprètes de haut vol, se surpassant à chaque instant, dirigés par un fin connaisseur des intentions du compositeur.
On ne peut en effet y briller ni par de beaux airs ni par une virtuosité opératique, pas plus que s'appuyer sur une mise en scène avantageuse ou compter sur le soutien mélodique d'un bel orchestre aux cordes chaleureuses et aux bois fruités.
Le modernisme explose ici en permanence.
La convention propre à l'opéra – quoi de plus irréaliste en somme que de chanter une histoire sur scène ? – y est consciencieusement éliminée dans ses moindres détails : absence d'arias, invraisemblance des situations, saturation fréquente des émissions vocales dans des registres rarement fréquentés (suraigus et voix de tête pour les hommes, par exemple), formation orchestrale de chambre où dominent les vents et les percussions à l'écriture très complexe.
Tout ceci a choqué lors de la création et peut encore déranger de nos jours.Dans ce total négationnisme, le fidèle ami de Shostakovich et chef d'orchestre Guennady Rozhdestvenski joue parfaitement le jeu iconoclaste qui lui a toujours bien convenu.
Le choix des interprètes semble judicieux, même s'il est parfois difficile de bien cerner les qualités de certains en raison de l'écriture musicale.
On retiendra en particulier par le rôle principal tenu par Eduard Akimov.
Le premier contact "vocal" se fait par les bruits grotesques qu'il émet en sortant du lit !
Son jeu scénique parfaitement maîtrisé contrebalance l'extrême difficulté de son personnage.
Le seul moment où il paraît interpréter un semblant de mélodie se situe dans la touchante scène se déroulant à la rédaction du journal, qui synthétise l'écrasement de l'être humain face aux pouvoirs politique et administratif.
Ce grand thème qui marque l'œuvre entière de Shostakovich est cristallisé dans le personnage du Gendarme, remarquablement joué par Boris Tarkhov.
Sa voix naviguant en quasi-permanence dans les suraigus, nasillarde, criarde, toujours dans l'excès, exprime bien l'autorité et son abus, la veulerie et la corruption des petits chefs.
Cette hurlante et autoritaire parodie du Pouvoir où les censeurs de l'époque se sont reconnus, est à mettre en parallèle avec la grossièreté, le vice et la médiocrité des policiers placés sous la direction du Gendarme.
Le rôle-titre, celui qui joue le Nez, sous les traits d'un conseiller d'État en uniforme, est difficilement appréciable, tant sa voix semble marmonner dans son costume dominé par un énorme appendice nasal.
La musique suit un rythme infernal, quasiment sans pauses.
Aucune répétition thématique, une invention en permanence renouvelée, une saturation polyphonique étonnante : "Scène de la lettre" à la fois écrite par deux femmes et lue par deux hommes, "Scène de la foule" violente capturant le nez.
Malgré ce nihilisme de tous les instants, Shostakovich utilise curieusement des procédés d'écriture parfois classiques, comme la fugue, très présente, la valse ou la musique religieuse orthodoxe dans la Scène de la cathédrale.
Mais sans jamais se départir d'un esprit sardonique et destructeur.
La mise en scène, bien conventionnelle, avec costumes d'époque et décor unique tempère l'esprit révolutionnaire de la musique, et la présente captation ne peut être considérée que comme simple témoignage visuel.
En effet, la bande-son n'est pas constituée de l'enregistrement live de l'interprétation mais d'une bonne post-synchronisation.
On n'entend de fait aucun bruit ni de plateau ni de salle.
Seuls les applaudissements ont été pris sur le vif, provoquant un contraste flagrant du pire effet.
Au final, ce témoignage filmé d'un des plus modernes "opéras" du XXe siècle permet d'apprécier des images sur un enregistrement musical de référence qui servira de modèle incontournable.
Vous lirez avec intérêt l'article sur les rapports entre Chostakovitch et Staline sur le site de notre partenaire Symphozik.info.
Nicolas Mesnier-Nature