Le Semperoper de Dresde est attachant à plus d’un titre. D’abord il constitue en Allemagne comme en Europe, un des hauts lieux de l’art lyrique. Jouissant de la présence prestigieuse de l’Orchestre de la Staatskapelle, l’institution a, de tout temps, été garante de la plus haute qualité musicale. Le bâtiment sera sauvé à plusieurs reprises de la destruction, d’abord, par le feu, peu après sa construction en 1869, puis en 1945 par les bombes de la Seconde Guerre mondiale, et encore par les inondations du siècle en 2002. C’est à croire que le sort s’acharne sur cette salle magnifique, accessible à tous, de l’Est comme de l’Ouest, depuis la chute du mur de Berlin.
La programmation y est fort classique et comprend les grands chefs-d’œuvre du répertoire opératique allemand, italien et français, et de celui du ballet. Mozart, Strauss, Wagner, Bizet et Tchaïkovsky figurent inlassablement à l’affiche et Verdi et Puccini à peine plus rarement, ce qui est naturel quand on sait combien le public allemand se montre connaisseur et friand du répertoire italien du XIXe siècle.C’est donc avec Rigoletto qu’on entre ici dans les murs de la grande salle. Ouvrage quasi central au sein du catalogue de son auteur, il l’est aussi par la grande maturité de son langage, requérant à la fois les ressources du beau chant, un sens dramatique profond et de la virtuosité vocale. Les trois personnages principaux incarnent cette maturité, ainsi les rôles de Rigoletto, du Duc de Mantoue et de Gilda sont-ils aussi périlleux vocalement que complémentaires dans l’architecture musico-théâtrale de l’ouvrage.
La présente distribution de Dresde atteint pratiquement la perfection. Le Rigoletto du baryton serbe Željko Lučić a tout pour lui : un timbre percutant et richissime en harmoniques, un phrasé au souffle inépuisable, une puissance vocale redoutable, une diction digne de celle de Capuccilli ou de Bruson, un legato moelleux et sans faille. Ajoutons qu’en plus de tout cela, loin de caricaturer le bouffon Rigoletto, il lui apporte par une personnification habitée et sincère - le regard ne trompe pas - une incroyable dimension. Son jeu, qu’implique la belle mise en scène, est nourri de cette force noire qui traverse de part en part le chef-d’œuvre de Verdi. L’artiste ne ménage pas sa force spontanée et devra, comme on le redoute à plusieurs reprises où ses moyens sont sollicités presque jusqu'à rupture, savoir s’économiser jusqu’au bout s’il veut préserver ses qualités vocales exceptionnelles sur le long terme. Le Duc de Juan Diego Flórez possède lui aussi le naturel et le spontané qui caractérisent le rôle et qui en font, quand on en domine l’art comme c’est le cas ici, une splendeur vocale inégalée. Lieu commun que de louer la classe de l’artiste péruvien ; il conjugue la beauté vocale incomparable de son chant à une présence scénique dense, d’une suprême élégance que, de surcroît, son physique avantageux confirme. Égal à lui-même dans son art de maîtriser la phrase musicale, la projection sonore de ce timbre au vibrato singulier, serré et ardent, caractérise sa typologie vocale. Ce profil particulier le laisse aujourd’hui pratiquement sans rival, depuis la disparition d’Alfredo Kraus, dont il n’a toutefois pas encore l’insolente splendeur. Plus que dans son air d’entrée "Questa o quella", son duo avec Gilda à l’Acte I scène 3 "E il sol dell’ anima" est un des sommets de la présente captation. L’un comme l’autre s’acquittent avec insolence de la virtuose cabalette "Addio, addio" qui suit, et se conclut avec flamme sur un splendide et "facile" contre-ré bémol !
Le beau Sparafucile de Georg Zeppenfeld impressionne par la maîtrise du rôle et par l’éclat de sa plastique vocale. Son timbre puissant et stable déborde de richesses harmoniques et confère une impressionnante présence au bandit.
Diana Damrau en Gilda constituerait à elle seule la bonne raison de voir ce programme de toute urgence ! On se dispute, aujourd’hui et un peu partout, les places des salles où elle se produit. Au sein de cette superbe distribution, la cantatrice germanique est dans un excellent jour ! Elle ajoute à la tessiture quasi-colorature du rôle, une présence de chair par son timbre et par ses qualités de phrasé - et quelles nuances ! - aussi exceptionnels l’un que l’autre. Le célèbre "Caro nome" de l’Acte I est loin d’être l’unique moment de bonheur musical de la soirée, il est insolent de beauté sonore et expressive. Le public se réveille enfin et réserve ici à la représentation pourtant déjà bien entamée, un accueil chaleureux. Oui, nous sommes à Dresde, pas à Londres ni à Buenos Aires… Diana Damrau s’impose comme une artiste exceptionnelle avec laquelle toutes les scènes du monde comptent désormais. La bouleversante scène finale et son ultime "Lassù in Cielo" parachèveront de convaincre les plus récalcitrants.La mise en scène de Nikolaus Lehnhoff allie une relative efficacité au classicisme. Le jeu de chacun est élaboré sans surprise, et souligne les traits dominants, sinon évidents, des personnages. Mais reconnaissons qu’il s’en dégage une incontestable authenticité dramatique. Lehnhoff atteint toutefois ses limites avec plusieurs gestes libidineux déplacés du Duc qui ne suffisent pas à eux seuls, à caractériser l’audace du personnage. Alors que le décor encadre l’ensemble de métaphores appropriées (les grilles d’une prison après l’enlèvement de Gilda), on s’habituera au noir et au sombre des éléments masculins et à ceux colorés qui entourent Gilda.
La direction de Fabio Luisi souligne à plusieurs reprises le raffinement de la partition de Rigoletto. Peut-être au passage Luisi en perd-il un peu le feu et la spontanéité mais il est vrai que l’ouvrage donne autant sur les deux tableaux. Le chef dirige un des meilleurs orchestres du monde, sinon le plus ancien, et la Staatskapelle de Dresde rivalise ici de beautés sonores en se gardant de tout excès tapageur.
Mais ce sera avant tout pour une distribution vocale exceptionnelle que ce Rigoletto remportera nos suffrages et se devra de figurer parmi les toutes meilleures places de toute vidéothèque verdienne digne de ce nom.
Gilles Delatronchette