Le grand atout de ce Rake’s Progress de Stravinsky, est tout d’abord la mise en scène, constamment inventive, truculente et drôle, qui se trouve aussi en parfaite symbiose stylistique avec le style néo-classique de l’opéra. L’hyperréalisme du décor est de mise et nous régale à chaque scène en alliant l’esthétique d’un film des années soixante à celle d’une bande dessinée qui y ferait référence.Le metteur en scène situe l’action dans cette période rêvée, où le progrès technologique apporte la garantie d’un monde meilleur. On suit avec délectation le parcours de Tom Rakewell, celui qui, par l’irruption d’un magnifique héritage familial, passe de sa condition modeste à la campagne à celle du luxe des piscines avec vue sur mer. Mais son Méphisto à lui (Nick Shadow) lui aura, comme on le sait avec Faust (dont l’œuvre est une parente !), ravi son âme et son salut.
Distribution vocale parfaitement équilibrée où se distingue toutefois la superbe Ann Trulove de Laura Claycomb. Il est vrai que Stravinsky lui a dévolu le personnage le plus lyrique de l’opéra, qui requiert sur une tessiture très large, un art de la "romance" autant que de la vocalise (Elisabeth Schwarzkopf en assurait à Venise le rôle en Septembre 1951 pour la première mondiale). L’air de la Scène 3 de l' Acte I No word from Tom est à ce titre éloquent. Ce sont précisément les caractéristiques de la voix de Laura Claycomb. Les deux partenaires masculins, Andrew Kennedy (Tom) et William Schimell sont, eux aussi, excellents.
Tout au plus peut-on regretter une légère faiblesse au sein de cette magnifique distribution avec Dagmar Peckova qui chante le personnage singulier de Baba La Turque. La voix n’est pas tout à fait homogène et se heurte à plusieurs reprises aux périlleux changements de registres. Mais avouons qu’elle compense largement cette réserve par un jeu d’actrice de tout premier plan. Le chœur du Théâtre de la Monnaie de Bruxelles, est excellent, et on se régale à tout instant, là aussi, du jeu des spectateurs qu’il incarne.Kazushi Ono dirige avec la vivacité requise mais, à l’évidence, cela ne suffit pas pour nous sortir parfois d’un sentiment de lassitude qui prouve et illustre la difficulté véritable de la partition. Il faut ici redoubler de truculence et ne pas hésiter à aller au bout des intentions musicales originelles de Stravinsky. Cela exige une grande virtuosité orchestrale d’une formation par ailleurs constamment sollicitée et qui s’en trouve d’autant plus exposée. On peut attendre du chef, comme de l’orchestre, cette touche supplémentaire d’exubérante dynamique qui ferait toute la différence. Il faut ajouter en outre que la prise de son de l’orchestre manque de relief (voir Critique son ci-dessous).
Gilles Delatronchette