Nous pénétrons lentement, mais dès le générique, dans l'univers de Pelléas et Mélisande par des phrases qui s'inscrivent progressivement à l'écran avant de disparaître à l'exception de quelques mots restant affichés. À eux seuls, ils résument tant le drame que les sentiments déployés par le texte de Maeterlinck. Cette mise en scène des mots sera utilisée à plusieurs reprises durant le film, soulignant l'importance littéraire de l'œuvre.
Puis plusieurs plans des artistes filmés sur scène, forts, violents et portés par la musique de Debussy, captent le regard et font entrer le spectateur dans l'histoire. D'instantanés visuels en fondus au noir, le réalisateur tourne ainsi les pages d'un livre dont il dévoile dès l'introduction certaines puissantes illustrations.
La subtilité du montage de ce Chant des aveugles est sans aucun doute la première des grandes qualités de ce film inclassable, aussi bien documentaire que musical, voire expression artistique à part entière dans la façon de filmer l'opéra sur scène.
Lorsque Jean-Sébastien Bou (Pelléas) parle du livret et du contexte misérable dans lequel se déroule l'histoire, nous devenons spectateurs d'images volées sur le plateau, puis, face caméra, Natalia Vladimirskaia (Geneviève) déclame son texte dans un français hésitant avant de se transformer sur scène en une vieille femme de laquelle émane un chant expressif très maîtrisé.
De tels enchaînements permettent une approche inédite en ce qu'ils présentent avec fluidité les diverses étapes préparatoires à la représentation d'un opéra tout en donnant la parole aux principaux intervenants et en plongeant le spectateur dans l'œuvre et dans son mystère.
L'alternance entre séquences de travail et répétitions en costume sur scène se fait sans rupture musicale. La musique de Debussy devient ainsi le liant à même d'apporter la cohérence sonore. La seconde qualité du film est en effet sa musicalité.
Le réalisateur Philippe Béziat inscrit dans sa démarche le rapport entre le travail des chanteurs sur Pelléas et la répercussion de ce travail dans leur quotidien. La violoniste Nora Reznik exprime son sentiment à la découverte de la musique de Debussy et le rapproche à ce qu'elle a ressenti lors de la première exposition de toiles impressionnistes en Russie, à l'époque du Rideau de fer. Pour elle, le dernier acte de Pelléas et Mélisande peut être considéré comme une expérience quasi mystique.
Une flûtiste confie que jouer Debussy, alors inconnu pour elle, c'est être plongée dans un rêve.
Quant à l'image, ses qualités artistiques font de ce Chant des aveugles une œuvre visuelle à part entière, entre autres révélatrice des magnifiques éclairages de scène conçus par Bertrand Killy. Les interventions chantées sont très souvent montrées en arrière-plan alors qu'au premier plan, un autre chanteur écoute avec attention.
L'incessante rotation du plateau tournant qui supporte la gigantesque structure métallique créée par Pierre-André Weitz - la tournette, en jargon de théâtre - nous fait l'effet d'être perdus dans la forêt de l'histoire ou dans le vieux château qui accueille le drame. Le métal renvoie de superbes reflets que l'image du DVD diffuse avec fidélité. Les techniciens de plateau semblent un peu déroutés par les indications du metteur en scène Olivier Py. Comme celle des chanteurs, la vie quotidienne de ces hommes qui cumulent souvent plusieurs métiers dans la même journée est loin d'être facile.
Un des plus beaux plans du film nous montre Dmitri Stepanovitch sur cette tournette, une rose à la main. La caméra réussit à capter la présence de superbes éclairages comme celle du chanteur. Une dynamique visuelle s'installe alors sur la musique de Debussy. Retenons également de magnifiques cadrages, comme lorsque Pelléas porte Mélisande ou que Golaud, à genoux, enserre la taille de Geneviève, sa mère. La respiration de l'image devient alors la nôtre.Olivier Py explique fort bien sa vision de Pelléas. De même on assiste avec bonheur à sa recherche du geste juste, fruit d'une véritable collaboration avec les chanteurs. Il est du reste remarquable de constater combien les images de répétitions nous plongent avec intensité dans le spectacle par la seule intensité du travail, la seule vérité des interprètes, dépouillée d'artifice.
François Le Roux, que nous retrouvons avec grand intérêt dans les bonus du DVD, connaît Pelléas et Mélisande depuis longtemps. Il interprète ici Golaud après avoir incarné bien souvent Pelléas. Il fait un peu figure de sage dans le film de Philippe Béziat, mais sans littérature inutile, seulement par le vécu d'artiste. Sur scène, son Golaud est interprété avec aisance. La caméra le suit dans toute son expression lorsqu'il malmène Mélisande.
Marc Minkowski, secondé par un interprète russe, fait travailler l'orchestre. Le premier alto Viatcheslav Nesterov souligne la différence fondamentale entre écouter la musique de Debussy et la jouer. C'est là toute l'attention portée par le chef : se montrer le plus pédagogue possible afin de faire comprendre la partition à un orchestre qui la découvre. Il parvient ainsi à faire ressentir la fièvre quasi sexuelle contenue dans la partition de Debussy. Aussitôt les paroles traduites par l'interprète, l'orchestre réagit…
Viatcheslav Nesterov explique avec sincérité cette pression qui pèse à la fois sur le Théâtre Stanislavski et sur l'orchestre. Deux incendies ont rendu les musiciens ambulants, et ils doivent aujourd'hui reconstruire le répertoire du théâtre.
Étrangement, il faut attendre quasiment la moitié du film pour que la caméra se pose enfin sur Sophie Marin-Degor, l'interprète de Mélisande. La chanteuse ne s'exprimera pas autrement que par le chant et filmée sur scène, de tout le documentaire…Puis, au moment où le rythme du film se détend quelque peu, une tension surgit, posée par le comportement de la basse Dmitri Stepanovitch. Le chanteur s'est contenu jusque-là mais il ne peut plus faire autrement qu'exprimer son problème avec la langue française. Le texte doit être dit avec sobriété car il tire son sens de lui-même. Or Stepanovitch veut le rendre expressif par son interprétation. Il pense que sans son expression personnelle, l'orchestre ne pourra être motivé. On comprend vite que sa confiance en lui-même est entamée, et le chef de chant David Zobel a bien du mal à le persuader de poursuivre dans une direction qui lui réussit pourtant fort bien. Mais accepter que l'expression naisse des mots et non de l'interprète qui doit se concentrer sur la ligne musicale - soit un art du chant bien français - projette l'artiste à des lieues de la "surenchère" expressive de l'opéra russe. Coach vocal et chanteur restent campés sur leur position. La situation semble bloquée…
Le dernier tiers du film propose de plus longs passages de l'opéra, un peu comme si tout ce qui précédait nous avait naturellement préparé à apprécier le Duo d'amour de l'Acte IV dans son intégralité, véritable sommet de la partition et réussite absolue du travail de toute une équipe incarné par Sophie Marin-Degor et Jean-Sébastien Bou, magnifiques interprètes.
De ce tournage du 9 au 21 juin 2007 à Moscou, Philippe Béziat a su composer un film original dont la respiration musicale, et plus largement artistique, constitue la réussite d'un réalisateur qui met son talent à la disposition de celui des autres.
Un riche livret de textes en français, dont certains sont traduits en anglais, accompagne le disque. Il contient, entre autres, des extraits de la correspondance de Debussy à propos de Pelléas et des interviews de Philippe Béziat, Olivier Py et Marc Minkowski.
À noter : Sur ce DVD, les interventions en russe sont sous-titrées en français.
Retrouvez la biographie de Debussy sur le site de notre partenaire Symphozik.info.
Philippe Banel