Dès le début, cette captation rend pleinement justice au chef-d’œuvre de Verdi : la présente représentation salzbourgeoise est tout d’abord une remarquable réussite musicale.
Le rythme infernal du premier acte plante magnifiquement le décor et emporte sans faillir notre enthousiasme : le tumulte de l’orage le dispute à celui des chœurs implorants puis festifs, à celui de l’entrée exultante d’Otello, puis celui des menaces à peine voilées de Jago.
Enfin, le duo d’amour qui le clôt, ambigu et teinté de trouble par la nature amoureuse de Desdémone, vient apaiser, du moins en apparence, le fracas.
La distribution offre une très belle homogénéité et c’est en cela que réside toute sa réussite.
Partant, les contrastes vocaux de chaque protagoniste prennent ici leur relief et contribuent à la vie autant qu’au rythme de l’action.Une mention spéciale pour la belle réussite dramatique et vocale du trio Jago (Carlos Álvarez )/Cassio (remarquable Stephen Costello)/Roderigo (Antonello Ceron), dont trop souvent la présence s’efface au profit des rôles majeurs. Dès son entrée en action, Carlos Álvarez s’avère d’une redoutable efficacité.
Le rôle de Jago est incroyablement périlleux et recèle toutes les difficultés imaginables : large tessiture, puissance et virtuosité vocale, jeu dramatique trépidant, dédoublement de la personnalité (face à Cassio, puis à Otello) : Verdi réserve son génie musical le plus puissant à son diabolique personnage. Álvarez possède non seulement le physique et une présence dramatique de premier plan, mais sa voix possède en outre tout le mordant (quel timbre percutant, quel "Credo" à l’Acte II !) qui rend éminemment crédible sa puissance maléfique, chantant ou intriguant à merveille selon les scènes. Une première réussite incontestable, et une renversante technique vocale.
L’Otello du Letton Aleksandrs Antonenko possède un timbre et un legato d’une exceptionnelle suavité. Il campe un Maure, jeune, fier et fragile dans son autorité. Ajoutons qu’il possède parfaitement la redoutable tessiture du rôle qui lui permet d'aborder avec une facilité déconcertante tant l’"Esultate" de son entrée que, plus tard, le duo avec Desdémone.
On ne lui reprochera pas une absence de profondeur amoureuse dans le "duo", tant Otello lui-même au-delà des apparences, ne respire pas la quiétude ni l’apaisement à ce moment. Il reste infaillible et superbe dans son délire paranoïaque ("Si pel Ciel", Acte II) ("Niun mi tema", final).
La Desdémone de Marina Poplavskaya est en tout point superbe elle aussi. Musicalement, dramatiquement, elle est dotée d’une voix puissante, d’une fort belle couleur. Son jeu scénique est totalement convainquant, et elle ajoute à sa belle présence une féminité toute naturelle et spontanée. Sa caractérisation est d’autant plus nette qu’elle se confronte au mal être constitutif du personnage d’Otello.
De part en part de la partition elle se révèle une musicienne hors pair et enchaîne les subtilités musicales, qu’il s’agisse du duo en fin de premier acte ou de la célèbre "Prière" à la fin de l’opéra.
On admettra toutefois que, bien que d'apparence fort belle, il ne se dégage guère de fragilité de sa Desdémone, qui semble ici plus proche d’Amelia du Bal masqué, ou d’Elisabeth de Don Carlo.
Ce trait se révèle dès le premier acte, son costume et ses cheveux déployés le soulignent d’autant.Notre enthousiasme ne sera cependant pas identique pour l’ensemble de la production.
Les décors ne sont pas convaincants. La structure de verre pentue qui prend la forme d’un plateau, ne fonctionne pas vraiment visuellement, ni pour l’esthétique, ni pour le drame. L’ensemble ne possède pas de véritable caractère scénique ni dramatique, et encore moins de style.
On aura vite compris que la fracture au sol qui déchire le terrain, reflète celle qui ronge Otello et qui va détruire son couple et sa vie. Mais cela ne se mêle pas au drame de manière harmonieuse et ne le prolonge aucunement.
Le jeu scénique est lui de facture classique. Parfois banal (le duo d’amour de l'Acte I), il est ensuite plutôt bien mené, mais confère au plan dramatique un style conservateur somme toute bien peu pertinent. Les gesticulations érotiques du chœur "Fuoco di gioa !" au premier Acte, n’y changent rien.
Les costumes d’Emma Ryott sont en revanche plutôt réussis, et l’ensemble des chanteurs les porte vraiment bien, ce qui renforce bien évidemment leur caractérisation.Comme on pouvait l’attendre d’un des très grands chefs d’opéras d’aujourd’hui, la direction musicale de Riccardo Muti fait merveille. C’est un des points forts de cet Otello, quand on sait qu’il existe déjà plusieurs DVD de l’opéra de Verdi, avec Muti lui-même d’ailleurs.
Le chef italien nous fait entendre de nombreux détails finement ciselés, ce qu’on pourrait imaginer impossible lors d’une représentation captée sur le vif, comme ici.
Point de duretés, point de précipités bruyants.
L’orchestre est plus qu’un élément fédérateur de la partition et du drame, c’est un vrai protagoniste à lui seul, et les musiciens du Philharmonique de Vienne font merveille.
Jamais Muti ne vient brusquer un chanteur et se montre même particulièrement attentif à la présence de l'orchestre à leur coté et les entoure de son attention comme de ses intentions les plus précieuses.
Il en est pour preuve la grande scène du Doge de l'Acte III, monumentale, toute en tension.
On appréciera d’ailleurs d’entendre une version du final de cet Acte III qui inclut des interventions différentes de celles qu’on entend traditionnellement.
La direction du dernier Acte est au sommet de la réussite.
Intérieure et angoissée, elle précipite dans une remarquable progression dramatique la chute tragique du couple, dont l’orchestre souligne à chaque instant l’irrépressible destin.
Cet Otello est une grande réussite musicale, nous le répétons, par la cohésion souveraine que réalise Riccardo Muti, assisté en cela, il est vrai, par une distribution de tout premier ordre.
Le Philharmonique de Vienne en très grande forme, est ici incroyablement dompté par son chef et semble en totale fusion avec son sens dramatique.
On regrettera d'autant le manque de dimension de la production scénique mais cela ne constitue toutefois pas un handicap majeur.
Il en fallait de peu pour faire de cette représentation un véritable accomplissement.
Gilles Delatronchette