Qu'est-ce qu'une version définitive ?
La question se pose pour nombre d'œuvres, et pas seulement musicales. La Passion selon Saint Matthieu de Johann Sebastian Bach est passée par tellement de remaniements, que ce soit par Bach, par Mendelssohn ou Furtwangler pour ne citer qu'eux, qu'il est difficile de la définir précisément. De leur côté, les cinéastes comme Georges Lucas reprennent leurs créations pour les adapter au goût du jour, au gré des nouvelles technologies.
De la même façon, le musée qu'il est aujourd'hui convenu d'appeler "le Louvre" n'a rien à voir avec ce qu'Henri IV en a connu.
Toute œuvre artistique "jetée dans le monde" est en devenir.
Après, tout dépend de ce que l'on en fait et l'on peut alors se poser les questions des limites de l'interprétation – si, déjà, il en existe -, comme s'interrogeait le philosophe Jacques Derrida.
C'est en tout cas sur ce postulat que surfe David Alagna, frère du ténor Roberto, pour concevoir cette version toute personnelle de l'Orphée & Eurydice de Gluck.
Partant de l'idée que, dès le départ, cette œuvre a été mouvante, tant du point de vue de la langue, de la distribution que de la structure. Créé d'abord en italien, à Vienne, en 1762, avec le castrat Gaetano Guadani dans le rôle-titre, puis réarrangé par Glück pour une version française chantée par le haute-contre Joseph Legros, l'opéra se verra ensuite remanié par Berlioz au XIXe siècle pour sa muse Pauline Viardot.
La structure de base de la pièce se révèle elle-aussi problématique dans la mesure où Glück cherchait de nouvelles solutions, plus proches du drame, pour l'art lyrique, agissant ainsi en précurseur du romantisme, tout en étant soumis aux contraintes de la tradition de la tragédie lyrique française.Fort de cette extraordinaire plasticité de l'œuvre, David Alagna a choisi d'aller encore plus loin en proposant une nouvelle version, contemporaine, assumant pleinement le romantisme latent de l'œuvre originale.
Agissant à tous les niveaux - ce qui peut sembler aussi admirable qu'étouffant tant on sent cette omniprésence dans chaque détail -, il a pris le parti de repenser totalement la structure musicale de l'œuvre.
C'est ainsi qu'il ouvre sa production avec un long "prologue d'exposition" muet, rassemblant en fait les intermèdes musicaux de Gluck en une sorte de grand résumé très cinématographique du mariage d'Orphée et Eurydice et des raisons du décès de cette dernière. Ici, il s'agit d'un accident de voiture.
Suivent un certain nombre de tableaux visuellement saisissants, nous faisant passer du réalisme presque chirurgical de l'accident mortel d'Eurydice à un cimetière que n'aurait pas renié le réalisateur Tim Burton, pour finir par des enfers glaciaux dignes d'un Van Helsing : sublime descente d'Eurydice, tandis qu'une cascade de glace devient sa robe de mariée.
Il fallait oser, mais ça marche.En cela, Roberto Alagna est sans doute le meilleur des guides pour nous faire pénétrer ces enfers inattendus. Totalement convaincu et convainquant, son timbre écorché vif fait mouche, tout en nous offrant une diction impeccable, au service du texte.
Quant aux autres chanteurs solistes, même s'ils n'ont pas son charisme, ils ne déméritent pas, loin s'en faut.
Même avec un timbre légèrement étroit, Serena Gamberoni fait passer beaucoup d'émotion dans son Eurydice, tandis que le Guide de Marc Barrard - en lieu et place de l'Amour dans la partition originale -, s'il manque un peu de rondeur dans les basses, assume son rôle avec précision.
L'orchestre, de son côté, reste discret, affichant des timbres tantôt soyeux, tantôt sombres, totalement en harmonie avec le concept de David Alagna.
Donnée originellement à Bologne puis à Montpellier, cette production n'a pas vraiment trouvé son public.
Peut-être les cicatrices de l'incident de Roberto Alagna à la Scala de Milan n'avaient pas encore disparu, ou bien le caractère entier de David Alagna est-il difficile à passer.
Cela étant, avec le recul et malgré sa personnalité parfois débordante et des ficelles parfois un peu grossières, cette version s'assume totalement, et c'est cela qui convainc, révélant au final un Gluck inattendu, bien peu historiciste, mais éclairant ce compositeur d'une lumière nouvelle et passionnante.
Si cet Orphée n'a plus sa lyre, il n'a rien perdu de son charme…
Jérémie Noyer