Il peut paraître incongru d'associer la vision d'un des grands maîtres actuels de la quête de l'authenticité musicale, René Jacobs et le Freiburger Barockorkester, à une mise en scène tournée vers le modernisme. Mais nous voilà vite rassurés, bien qu'un peu inquiets au demeurant au vu d'une toile peinte style figuration réaliste enfantine qui tombe brutalement au sol après quelques minutes de chant. Un second décor, cette fois en trois dimensions, apparaît : un château néo-gothique de dessin animé et des sapins de Noël épars suggérant la forêt dans une ambiance sombre. Plus tard, à l'aide d'un plateau tournant, l'intérieur du château devient une pièce en bois avec une rangée d'écus moyenâgeux sous lesquels trône une armure. Au mur est accroché un portrait d'Angelica en reine Asie-Pacifique ressemblant à une miss.
Au cours de l'Acte II, l'antre de la sorcière est délimité par une simple palissade grise sur laquelle sont projetés les doubles vidéo de nos personnages, comme des ombres. Puis on s'enfoncera davantage dans l'épure avec le dernier acte, simplement doté d'une caisse-cercueil centrale et d'un mur bleu uniforme. On passera ainsi d'une scénarisation relativement dynamique – le plateau tournant y est pour beaucoup – y compris pendant les airs, à une rigidification et un dénuement presque totaux au fur et à mesure du déroulement de l'action. Certains chanteurs en viendront même à s'exprimer devant le rideau de scène, telle Alcina à l'Acte III.
En raison d'une trame narrative farfelue, il aurait sans doute mieux valu éclaircir qu'obscurcir. Aussi, pour quelle raison le chorégraphe Amir Hosseinpour surcharge-t-il ainsi l'action de personnages muets gesticulants ?
Heureusement, la distribution vocale parvient à justifier cette production grâce à une homogénéité ne cachant pourtant pas quelques défauts.
Le rôle le plus important, celui d'Angelica interprété par Marlis Petersen, ne compte pas moins de cinq airs exprimant tous les sentiments humains. Récitatifs accompagnés, duos d'amour et finales lui font monopoliser la scène. La puissante présence physique de la soprano à l'imposante chevelure blonde est doublée d'une bonne actrice à la voix adaptable à toutes les situations, allant de l'ornementation délirante de Non partir (n° 19) à l'introspection résignée de Aure chete (n° 33).
La richesse musicale confiée à cette reine de Cathay est curieusement absente du rôle d'Orlando, qui donne pourtant son nom à l'ouvrage. Le ténor Tom Randle n'est certes pas aidé par ses allures de Robinson chevelu à demi-nu ferraillant à tour de bras avec son concurrent, la basse Rodomonte (Pietro Spagnoli), lequel revêt la peau d'un corsaire borgne tout de rouge vêtu usant volontiers de sa béquille comme arme défensive. Celui-ci se spécialise - avec humour - dans le sectionnage de main tout en sachant mettre en valeur sa voix au timbre héroïco-comique brillant, parfaitement à sa place. L'amoureux d'Angelica, Medoro, ne fait malheureusement pas le poids face à sa reine, tant l'organe de Magnus Staveland peine à trouver une couleur et un caractère à ses deux airs qu'il ne fait qu'affadir.
La magicienne Alcina apparaît au service d'Angelica vêtue de noir, les yeux cernés, puis bizarrement en blanc avec diadème lors de l'exercice de ses fonctions sataniques, avant de revenir à nouveau en blanc au finale. Bien incarnée par Alexandrina Pendatchanska, à la façon d'une demi-folle nerveuse qui semble jouer de ses pouvoirs maléfiques comme une enfant, elle sait éviter le surjeu par une économie gestuelle de bon aloi et s'exprime avant tout au moyen d'expressions calculées du visage et de la tête.Mais nous pouvons écrire sans hésitation que c'est avant tout le couple Eurilla/Pasquale qui restera dans les mémoires, tant il constitue la révélation vocale et comique de cette production. Le duo fonctionne parfaitement malgré ou grâce à une antinomie physique. Lui en impressionnant personnage en taille et en volume, vêtu d'un short, exhibant gros mollets, bonnet, chaussettes et chaussures de randonneur. Vantard et couard, il ne pense qu'à manger. Elle, menue et frêle bergère parée d'un habit de garde-chasse en jupette, d'une paire de lunettes à montures noires et de bottes très seyantes. Le timbre de la frétillante soprano coréenne Sunhae Im donne la réplique à l'éclat naturel de ce clone de Leporello interprété par Victor Torres pour former un couple comique irrésistible sans le moindre ridicule. À l'Acte I, n° 17, la virtuosité vocale de l'écuyer Pasquale s'appuie sur une rapidité extrême d'émission. L'Acte II atteint le sommet de l'humour avec un duo étourdissant (n° 32) au cours duquel Pasquale se borne à émettre des exclamations comiques tout en tirant sur la queue d'un âne en peluche chevauché par sa partenaire. Puis, au n° 40, on appréciera une forme d'humour musical à la manière de Haydn où l'on apprend toutes les manières de jouer d'un violon, lequel fera les frais de la leçon de musique. Victor Torres sortira de scène pour interpeller René Jacobs de façon amusante et bienvenue.
L'applaudimètre final confirmera l'impression générale : de franches réussites inattendues (Eurilla, Pasquale), de belles réussites féminines (Alcina, Angelica), et d'autres, masculines, plus modérées (Medoro, Orlando). L'orchestre, quant à lui, livre heureusement un travail musicologique irréprochable.
Nicolas Mesnier-Nature