C'est sur le Faust de Gounod chanté par Italo Campanini et Christine Nilsson que le "vieux Met" - par opposition au bâtiment actuel qui l'a remplacé en 1966 - levait son premier rideau, initiant une perspective de représentations essentiellement placées sous le signe de l'art lyrique. Lili Lehmann, Nellie Melba, Emma Calvé, Geraldine Farrar, Rosa Ponselle ou Caruso allaient, parmi tant d'autres, attacher leur nom au fronton de ce temple américain de l'opéra.
Cent après, pour fêter l'anniversaire de ce monument, il était logique d'inviter une myriade d'étoiles du chant du moment, mais aussi issues d'un riche passé et n'hésitant pas à sortir pour l'occasion de leur semi-retraite.
Les festivités se sont déroulées à la fois en matinée et en soirée pour atteindre une huitaine d'heures de représentation diffusée à la télévision nord-américaine. Quelque soixante-dix chanteurs participaient à l'événement, la plupart constituant des duos déjà formés par le passé.
Mais il serait injuste de négliger la succession des chefs d'orchestre dans la fosse du Met cet après-midi et ce soir-là. Si James Levine fut le plus présent, Leonard Bernstein, Richard Bonynge et Jeffrey Tate ont contribué, parmi d'autres baguettes, à de beaux moments musicaux que nous présente ce programme commémoratif.
À noter : le DVD 1 propose une sélection du spectacle présenté en matinée, et le DVD 2, des extraits de la soirée.
Matinée du 22 octobre 1983
L'Ouverture de La Fiancée vendue de Smetana ouvre le bal avec, à la tête du Metroplitan Opera, un sautillant James Levine auquel répondent des cordes très précises. Puis, grand écart symbolisant les successions qui nous attendent, Eva Marton envoie un In questa reggia du Turandot de Puccini avec une justesse extraordinaire conjuguée à des nuances rarement entendues dans le cadre de cette prouesse vocale. La barre est placée très haut malgré le ridicule du décor des Mamelles de Tirésias signé David Hockney, dont on peut s'interroger sur la présence derrière la glaciale princesse.
Se succèdent Kiri Te Kanawa, belle Contesse des Noces de Figaro de Mozart, James McCracken dans Otello de Verdi et Ruggero Raimondi dans Le Barbier de Séville de Rossini, avant une Joan Sutherland ovationnée avant même d'avoir commencé à parfaitement vocaliser l'air de Semiramide de Rossini, Bel raggio lusinghier. Richard Bonynge dirige l'orchestre comme le sextuor vocal Chi mi frena in tal momento tiré de Lucia di Lammermoor de Donizetti, avec l'expérience qu'on lui connaît pour ce répertoire.
Un décor enfin plus adapté - celui d'Arabella de Günther Schneider-Siemssen - accueille le Metropolitan Opera Chorus que le chef de chœur David Stivender dirige dans L'Hymne au soleil d'Iris de Mascagni. La masse chorale est impressionnante, autant que ce magnifique prélude rarement interprété dont les cuivres empruntent à Wagner pour une colossale construction maîtrisée ici avec un magistral éclat que le son ne trahit pas. Depuis les basses abyssales des premières notes à l'éclat phénoménal chœur/orchestre de la conclusion, la restitution est admirable.
La sensibilité vocale expressive et touchante de Judith Blegen dans le Mir ist die Ehre widerfahren extrait du Chevalier à la rose de Richard Strauss nous fera franchir une étape bien différente de la masse sonore qui précède, alliée au plaisir de retrouver Frederica Von Stade dans le rôle d'Octave.Invité un peu encombrant bien que fédérateur, le public du Met ne se montrera pas très discipliné avec Catherine Malfitano et Alfredo Kraus, Roméo et Juliette pour la circonstance, interrompus avant la fin de leur passionné Va ! Je t'ai pardonné… Nuit d'hyménée de Gounod. Mais l'atmosphère est électrisante et n'est sans doute pas pour rien dans l'énergie incroyable qui semble porter les interprètes.
Nicolai Gedda prouvera dans L'Élixir d'amour que son Una furtiva lagrima n'a rien perdu de maîtrise du souffle, d'aisance dans la retenue et de musicalité.
Puis, Anna Tomowa-Sintow brillera dans l'air d'Elvira Surta è la notte… Ernani ! Ernani, involami de Verdi. L'interprétation est parfaite et nous entraîne assez loin de l'impression de neutralité laissée par ses enregistrements avec Karajan.Frederica Von Stade revient ensuite avec Elisabeth Söderström et Kathleen Battle pour un remarquable Hab mir's gelobt du Chevalier à la rose.
Ce trio nous fait d'ailleurs remarquer que Deutsche Grammophon serait bien inspiré de sortir en DVD les enregistrements de la soprano américaine jadis disponibles en laserdiscs. Nous avons souvenir d'un récital et de bien beaux spirituals avec Jessye Norman, absente très remarquée de cette sélection alors qu'elle avait interprété en matinée, avec Jess Thomas, le duo de l'Acte I de La Walkyrie de Wagner. Mais les critiques d'alors tempèrent nos regrets à la lecture de leurs qualificatifs peu élogieux. Autre frustration : l'absence dans cette sélection de Régine Crespin qui chanta l'Habañera du Carmen de Bizet, également en matinée.
Plácido Domingo et Mirella Freni, accompagnés par un orchestre frémissant sous la baguette de Levine, concluent avec excellence cette première partie en interprétant le duo Già nella notte densa tiré de l'Otello de Verdi.
Soirée du 22 octobre 1983
La deuxième partie des festivités débute par un choc occasionné par une prodigieuse Ouverture de Leonore III de Beethoven. Leonard Bernstein parvient à transformer l'Orchestre du Met en une phalange inspirée aux sonorités jusque-là inexploitées. Son énergie galvanise les musiciens et le mixage multicanal riche et détaillé nous associe à cette énergie.Monsterrat Cabbalé et José Carreras se retrouvent pour Vincino a te s'acqueta l'irrequieta anima d'Andrea Chénier de Giordano devant le très réaliste décor de La Bohème de Franco Zeffirelli, avant de laisser place à Ileana Cotrubas dans L'année en vain chasse l'année tiré de L'Enfant prodigue de Debussy.
L'intermède dansé de la soirée est la Bacchanale du Samson et Dalila de Saint-Saëns chorégraphiée avec musicalité et sensualité par Zachary Solov. Les solistes Linda Gelinas et Ricardo Costa s'y investissent avec énergie au centre du Metropolitan Opera Ballet très en forme dans une mise en scène digne d'un péplum hollywoodien à gros budget soutenue par le grand décor de Robert O'Hearn. C'est un réel plaisir de constater qu'un ballet d'opéra peut être tout sauf un passage obligé dont certains metteurs en scène ont vite fait de se débarrasser.
L'autorité vocale de Grace Bumbry et la richesse harmonique de Renato Bruson s'accordent ensuite parfaitement dans le duo Donna, chi sei ? du Nabucco de Verdi.
Changement de décor avec celui de Marc Chagall pour La Flûte enchantée.
On passera rapidement sur les "Anges purs" du Faust de Gounod dont les ailes sont sciées tout net par la diction molle de Katia Ricciarelli, même si la présence de Nicolai Ghiaurov en Méphistophélès éveillait toute notre attention.
L'altière soprano Leona Mitchell, très en voix en Ciò-Ciò San et Giuliano Ciannella, excellent Pinkerton, interprètent le duo Bimba dagli occhi pieni di malia de Madame Butterfly de Puccini devant un parterre d'invités d'honneur. Puis la mécanique bien réglée de Rossini succède à ce moment de passion avec un Pria di dividerci da voi, signore de L'Italienne à Alger diaboliquement précis.
Marilyn Horne sera ensuite la Dalila de Saint-Saëns dans un Mon cœur s'ouvre à ta voix d'une tenue exemplaire, malheureusement sans le Samson requis pour répondre à son amour à la fin de l'air. Sous la direction raffinée de James Levine, l'orchestre supplée…Puis, moment particulièrement touchant, Birgit Nillson donne vie à Isolde pour la dernière fois devant un public dans un très honorable Wie lachend sie mir Lieder singen tiré du Tristan et Isolde de Wagner. Tant de vaillance dans cette voix de légende de 65 ans laisse pantois. La courte chanson suédoise qui suit ne présente d'intérêt que la connexion qu'elle établit avec sa compatriote Christine Nilsson dont la carrière se déroulait justement 100 ans auparavant.
Dernier duo de la soirée, Luciano Pavarotti et Leontyne Price interprètent Teco io sto - Gran Dio ! d'Un Bal masqué de Verdi dans une harmonie vocale parfaite, elle toujours douée d'une présence royale, tant dans la voix que les gestes, lui concentré pour une émission unique.
Un Happy birthday to you, dear Met ! conclut de façon attendue la prestigieuse réunion et nous laisse à la fois admiratifs devant un tel parterre d'étoiles du chant et tant de talents déployés, mais également songeurs. Quels chanteurs le Met invitera-t-il pour son Bicentennial Gala en 2083 ?
À noter : Petit regret à adresser à l'éditeur : les œuvres sont bien indiquées à l'écran, mais pas les interprètes. L'absence de cette information s'avère très frustrante. Reste le livret…
Philippe Banel