Dès l’origine, l’oratorio est une forme détournée de l’opéra. À une époque où il était interdit de donner des opéras sur des sujets sacrés, le fondateur de l’Oratoire, Saint Philippe Neri, eut l’idée de créer une forme dans laquelle l’histoire sainte et d’autres sujets religieux pourraient être représentés sous forme dramatique, sans mise en scène, mais en utilisant tout l’arsenal expressif profane dans un lieu sacré.C’est donc tout naturellement que le chef français Jean-Christophe Spinosi, fondateur de l’ensemble Matheus, et le metteur en scène allemand Claus Guth ont voulu redonner sa dimension opératique à l’œuvre phare du compositeur de Water Music. Ceci étant, toute l’originalité de cette entreprise tient au fait qu’il ne s’agit pas d’une énième et maladroite mise en scène des textes bibliques choisis par le librettiste Charles Jennens mais de proposer une histoire qui se superpose à l’argument d’origine, l’actualise et l’individualise pour faire nôtre la problématique du Messie.
L’idée de Jennens était de répondre à la question de la nature profonde du Christ, non pas en nous resservant les Évangiles, mais bien en nous montrant la convergence des Écritures - Ancien Testament, Épîtres et Apocalypse - vers ce personnage à la fois homme et dieu, qui vient réaliser le dessein divin annoncé depuis des siècles. Le Messie de Haendel n’est pas un récit, c’est une démonstration de la nécessité de la nature christique de Jésus. En tant que tel, il est une réponse à des doutes - ceux de Haendel ? de Jennens ? de leurs contemporains ? - bien humains.
Et c’est là que la passerelle peut exister entre le XVIIIe siècle et nous, et c’est sur cette fragile passerelle que se sont aventurés avec succès les créateurs de ce spectacle. À travers les souffrances d’un cadre le conduisant au suicide, c’est tout le questionnement actuel de nos sociétés en mal-être sur la finalité de la vie, voire de l’après-vie, qui est soulevée. Car, si le contexte musical et scénographique est objectivement chrétien, l’humanité du propos dépasse totalement les églises pour toucher à l’universel.
Sur le plan de la forme, il faut avouer qu’on est un peu désarçonné par cette adaptation car on est bien à l’opéra, mais dans une relation vraiment inédite entre la musique et le drame. De fait, dans l’opéra, on peut vraiment parler d’interaction entre la fosse et la scène dans la mesure où, des déplacements ou gestes, tout est conditionné par la musique. Mais, ici, une véritable distance est prise. Le drame qui se joue ne découle pas de la musique, il en est le contrepoint et ajoute une nouvelle strate de signification à l’œuvre originale, sans s’inféoder aux rythmes ou aux timbres. Mais fort heureusement, fosse et scène ne sont pas séparées et les interactions entre les deux sont toujours là, mais à un autre niveau. Ce n’est plus seulement la musique qui influe sur la mise en scène, mais c’est le drame qui se joue qui redonne sa dramaturgie à la musique, en particulier dans les récitatifs.
Très souvent interprété dans les églises, le Messie doit se conformer au respect du lieu et, malgré leur écriture clairement opératique, les récitatifs de l’oratorio sont souvent lissés pour ne pas trop choquer. Dans ce nouveau contexte, tout redevient possible et l’émotion gagne de façon impressionnante ces moments de parlé-chanté souvent négligés, tenus pour de simples introductions aux arias. Dès le départ, le prêtre incarné par le ténor Richard Croft vous prend aux tripes et ce, presque davantage dans le récitatif que le chant. La direction de Jean-Christophe Spinosi accentue d’ailleurs cet effet, notamment dans la deuxième partie, consacrée à la crucifixion, la plus tragique des trois, mais dont les airs paraissent finalement plus virtuoses que dramatiques.Mais cela ne nous empêche pas pour autant d’admirer le travail du chef brestois, qui nous livre l’un des plus beaux et des plus intéressants Messie de la discographie. Une énergie tellurique impressionnante parcourt avec lui la partition. Mais, au contraire de donner libre court à cette énergie par le biais d’une certaine brutalité, c’est l’élégance qui domine son interprétation, et cet équilibre inédit entre la force et la douceur permet une lecture tout aussi vivifiante que sensuelle, sensualité renforcée par la présence du contre-ténor Bejun Mehta qui donne à ses tenues une magie éthérée comme rarement on en a ressentie. Les fugues conclusives de l’Hallelujah et de l'Amen sont ainsi d’une suavité enivrante, sans jamais sombrer dans le lénifiant, avec des prises de risques audacieuses, comme les changements de tempi dans l’Hallelujah, qui témoignent d’une lecture musicale portant aussi bien sur la rhétorique historique que sur un sens de la temporalité et de la matière du temps tout à fait actuel.
Le Theater an der Wien est connu pour son goût de l’expérimentation, loin des sentiers battus. À Pâques 2009, cette production avait déjà fait date en live. Elle renouvelle sa performance aujourd’hui en vidéo sans rien perdre de sa beauté ni de son acuité.
À noter : Le programme se lance automatiquement sans passer par un menu d'accueil - comme sur le DVD -, ce qui oblige à choisir version sonore et sous-titres à la volée par le menu "pop-up" après le commencement de la captation. Bien peu satisfaisant à l'usage…
Jérémie Noyer