La Symphonie no. 1 de Gustav Mahler se situe parmi les plus abordables de l'ensemble de son corpus. Un discours concentré malgré sa durée d'une heure, une liberté thématique et un cadre formel clairs en font une œuvre assez facile à suivre. Parmi la multitude d'approches possibles, celle de Claudio Abbado ne semble pas actuellement se rattacher à une école particulière. Nous n'avons pas le sentiment d'une abstraction ou d'un anti-romantisme moderniste, ni celui d'une figuration concrète venant d'une quelconque imagerie descriptive. En fait, l'orchestre ne sonne ni viennois, ni allemand, ni Europe centrale, pour se borner aux origines et aux lieux européens où vécut et travailla le compositeur. Claudio Abbado s'attache avant tout au contenu musical pur du texte en mettant en valeur au maximum les éminentes qualités de son orchestre-soliste. Son sens du coloris illumine la partition de l'intérieur tout en servant un lyrisme de tous les instants parfaitement maîtrisé. On ne trouvera ainsi aucune lourdeur dans les tutti, parfois extrêmement puissants, mais simplement une force dûment anticipée. Comme un immense organe vivant, l'enthousiasme fera place à une grande plénitude sonore, une douceur infinie ou une tristesse momentanée intervenant après des réjouissances populaires. On ne perçoit pas de distance entre le chef et la musique : elle fait corps avec lui, son visage s'avérant le témoin immédiat et sans fard de la justesse des sentiments et du plaisir de jouer.
L'éveil de la nature suggéré par le Premier mouvement se fait dans une grande douceur : la tenue sur une seule note octaviée des cordes sur lesquelles viennent se poser les vents suggère sans ambiguïté la sérénité d'une naissance au détriment d'une possible angoisse. Le style se veut rassurant : une certaine insouciance, une joie, voire un bonheur explose dans le second tutti, associé à une malice en forme d'écho sur un jeu de solistes aux vents (piccolo, flûte et clarinette). Une ombre apparaît pourtant par le biais du chant plaintif des violoncelles, mais il s'agit tout au plus d'une attente, d'une quête de la lumière marquée par les solos de la clarinette, très bien mise en avant. Quelques mesures chuchotées pianissimo précèdent une conclusion explosive enfin gorgée de lumière où une accélération lâche le son si longtemps retenu des instruments.
La confirmation de cette vigueur naissante arrive avec le très dansant et énergique Second mouvement. Encore une fois, après la verdeur virile des cordes basses, les vents répondent présent à cette fête populaire autrichienne à trois temps, proche de la valse, dénuée de toute vulgarité. Pleine d'entrain, la danse paysanne laisse place à une sorte de valse lente colorée par les phrasés très appuyés des cordes et un ensemble de trompettes joyeuses, sans trivialité. Le retour du premier thème se fait avec une énergie brute très efficace.
La sombre marche funèbre du Troisième mouvement en forme de canon sur le thème de Frère Jacques n'est ni oppressante, ni lourde. L'arrivée du thème bohémien s'exprime sans ralenti expressif excessif et sans esprit parodique. Le naturel demeure, et la seconde section se met en place avec une infinie douceur des cordes sur le balancement apaisant des harpes avant le retour de la marche initiale, s'achevant aux limites de l'audible, dans une longue attente préparatoire à l'arrivée explosive du Finale.
Presque immédiatement enchaîné, mais sans précipitation, toute l'énergie de l'orchestre s'exprime alors. La tragédie est là, le combat aussi, mais l'orchestre ne s'essouffle pas. Il n'y a pas d'urgence, jusqu'à l'entrée pianissimo du thème émergeant comme un chant plaintif, renaissant du chaos. La portée du son est magnifique. Chaque détail compte dans cet immense orchestre, et même les pizzicati des contrebasses auront quelque chose à dire. La lutte sera rude pour reconquérir la lumière si attendue, mais l'arrivée du choral aux cuivres affirme brillamment une conclusion qui n'est en rien sentencieuse ou appuyée. Le retour des éléments tirés du Premier mouvement surprend : dans une parfaite continuité musicale, les rappels thématiques retrouvent leur caractère malicieux. Pour les derniers instants, les cors jouent debout dans l'orchestre, exprimant enfin une conclusion triomphale.
S'agissant du Concerto pour piano de Prokofiev, judicieusement programmé en début de programme, la jeune chinoise YuJa Wang s'y engage à bras le corps, mais quelque chose ne fonctionne pas. Son rapport avec l'orchestre est déséquilibré à son désavantage. Bien souvent, le son du piano se noie dans les sonorités chatoyantes déployées par Claudio Abbado qui, comme dans Mahler, transforme son orchestre en un immense ensemble de solistes. YuJa Wang semble avancer sans se soucier de son partenaire qui la regarde plusieurs fois, semblant lui dire : reste avec nous et fais-toi entendre ! La virtuosité est au rendez-vous, sans aucun doute. Mais la musicalité reste sur le bord du chemin. Le jeu est davantage étalage que construction, et tout manque de poids, de poésie et de cohérence. Cela s'entend surtout dans le Second mouvement où les variations se succèdent comme un kaléidoscope musical désincarné.
Le public ne s'y trompe guère, qui applaudit poliment mais sans la standing ovation qui suivra Mahler.
Malgré le déséquilibre flagrant des deux pièces qui composent ce programme, ce qui fait logiquement baisser la note générale accordée - Mahler mérite 10 et Prokofiev, 6 -, la prestation de Claudio Abbado sert de ciment à l'ensemble. Car c'est bien lui qui focalise l'attention, à un tel point que le Concerto pour piano et orchestre de Prokofiev se transforme sous sa baguette en "Concerto pour orchestre avec piano". La mise en images de cette parfaite réussite orchestrale et les gros plans sur le visage expressif du chef reflétant parfaitement la teneur du discours musical en disent long : Claudio Abbado vit sa musique avec une empathie communicative.
À noter : Le master vidéo du Blu-ray montre une qualité tellement supérieure à celle de ce DVD que nous avons décidé de publier une nouvelle critique consacrée au support Haute Définition. Un auteur différent signe ce nouveau texte. Vous pourrez aussi vous reporter avec intérêt à la critique du Blu-ray afin de confronter les points de vue sur ce concert.
Nicolas Mesnier-Nature