En ce mois de mars 2010 Claudio Abbado se trouve à la tête d'un orchestre différent de celui qu'il réunit tous les étés dans le cadre du Festival de Lucerne. Le très médiatique Gustavo Dudamel, chef attitré de l'Orchestre Simon Bolivar des Jeunes du Venezuela, lui a prêté sa baguette pour l'occasion. On l'aperçoit du reste dans la salle, juste avant le commencement. du concert…L'origine de cette jeune formation de musiciens s'inscrit dans le cadre d'une activité sociale florissante au Venezuela, qui a investi et parié sur l'art et la culture pour sortir les enfants de la misère en les fédérant autour d'un projet qui leur apprend à vivre et à travailler ensemble. C'est ce qu'on appelle El Sistema, un concept fondé en 1975 par José Antonio Abreu, qui regroupe des milliers d'élèves au sein d'orchestres professionnels ou amateurs.
Cet orchestre atypique est confronté ici, en Suisse, à un programme sans réel lien stylistique. Pourtant, ce qui pourrait s'avérer une erreur de casting fatale à la cohérence d'un programme protéiforme s'avère effrontément concluant dans les quatre orientations musicales proposées. Un élément fondamental relie pourtant les morceaux de ce programme et nous donne la clé de la réussite totale de ce concert : la direction de Claudio Abbado.
La vision que possède Abbado de Prokofiev, Berg et Tchaikovsky nous convie à une écoute susceptible de modifier certains a priori.
Précisons que l'extrait de La Flûte enchantée, remarquablement interprété par Anna Prohaska, soprano légère aux aigus faciles, est une page nécessaire et bienvenue après les tensions musicales proposées en début de programme.La Suite Scythe se conçoit volontiers avec force débordements, outrances et violence portés par une écriture robotique et constructiviste très caractéristique de Prokofiev à ses débuts.
Le modernisme moins provocateur d'Alban Berg mais saturé d'angoisse et d'inquiétude des Pièces symphoniques tirées de l'opéra Lulu peut s'appréhender à son tour, selon les chefs, comme trouvant ses origines dans le post-romantisme nimbé d'expressionnisme, ou comme appartenant franchement au XXe siècle novateur.
La Pathétique de Tchaikovsky reste quant à elle si chargée de romantisme morbide et de pathos propre au compositeur qu'il semble difficile et presque inéluctable d'y échapper. Et pourtant…
Pour Prokoviev, l'absence de violence crue et artificielle, en dépit d'un enthousiasme propre à la jeunesse des musiciens parfaitement contenu par Abbado, sera appréciée à sa juste valeur par les plus rétifs à cette musique. La morbidité de certains aspects de la musique de la seconde école de Vienne, dont Berg est un brillant représentant, n'est en rien trahie par un jeu orchestral fondé sur une mise en valeur des dissonances ou du dramatisme de l'écriture, ni par une tentation de jouer en mélodie de timbres. Quant aux grands élans lyriques et au pathétisme outrancier défigurant si souvent la Sixième symphonie de Tchaikovsky, ses envolées de cordes, ses énormes contrastes dynamiques, sa fausse valse gracieuse à cinq temps facilement "salonnarde" ou trop lente, ses allures martiales et cuivrées militarisantes et son final déprimant et lentissime : rien de tel ici.
Le génie d'Abbado s'attache à ne jouer que de la musique sans se préoccuper, semblerait-il, de ce qui pourrait l'en éloigner. Une telle quête de l'essence musicale se révèle toutefois difficile à accomplir pour ces morceaux symphoniques très fortement connotés. Pourtant, elle ressort avec une évidence absolue, de la même manière qu'elle se dégage de concerts d'Abbado consacrés aux Symphonies de Gustav Mahler.
Avec son orchestre de solistes réuni tous les étés à Lucerne - Le Lucerne Festival Orchestra - nul doute que le chef serait allé encore plus loin. Mais cela n'empêche aucunement de rester admiratif face à la sorte d'abnégation et à l'humilité qui émanent d'Abbado comme de bien peu de chefs d'orchestre en fin de carrière. Ce témoignage montre on ne peut mieux l'influence que peut avoir un grand chef face à un orchestre qui n'est pas le sien et comment il peut parvenir à instiller sa personnalité le temps d'un concert.
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Nicolas Mesnier-Nature