En premier lieu, il y a l'Orchestre Révolutionnaire et Romantique créé par Gardiner 13 ans auparavant. Sous sa baguette experte, les musiciens sont mis directement en scène. À l'Acte I - no. 11, pour la Marche troyenne, on peut voir certains cuivres utilisés à l'époque de Berlioz. Puis on les retrouve à l'Acte IV - no. 29, pour la fameuse Chasse royale, filmée en grande partie dans la fosse. Nous entrons ainsi directement en contact avec un hautbois, une flûte, un piccolo, des timbales, une clarinette et un cor naturel tels qu'ils existaient au XIXe siècle. Au no. 34, une harpiste monte sur scène pour accompagner un Lopas au demeurant un peu terne.
En habitué du répertoire ancien, John Elliot Gardiner nous gratifie d'une direction enlevée, sans lourdeur, parfaitement articulée et équilibrée au point de ne jamais couvrir les chanteurs.
Indissociable du chef, le Monteverdi Choir – un des meilleurs au monde –, renforcé ici par celui du Châtelet, incarne un personnage à lui seul. Il est ainsi sollicité dès le no. 1. La clarté de sa diction frappe immédiatement, qualité que l'on retrouvera dans toute la distribution de l'opéra.
Un plateau de premier ordre
La mezzo-soprano américaine Susan Graham (Didon), la soprano italienne Anna Caterina Antonacci (Cassandre) et ,à peine en dessous, le ténor américain Gregory Kunde (Énée) allient ainsi une très bonne prononciation du français à des talents d'acteurs évidents.Susan Graham s'est spécialisée dans le répertoire français. Sa prestation dans Les Troyens, à partir de l'Acte III, ira crescendo de son premier grand air (no. 19) aux dernières scènes de l'Acte V, où sa présence scénique explose : le mélodrame de la mise en scène de sa mort, ses déceptions et la haine s'impriment physiquement sur son visage. Rien de surfait, mais du vrai drame.
Sa puissance finale est à mettre en opposition avec l'un des plus beaux duos d'amour du répertoire, le fameux Nuit d'ivresse - no. 37, dont quelques notes réapparaîtront dans un autre contexte au moment final. Susan Grahman et son chant sont perçus dans toute leur douceur, leur subtilité. On reste accroché à ses mots.
Cette artiste est une grande tragédienne, à n'en pas douter. Son compagnon de scène, le ténor Gregory Kunde, avouera dans le bonus de l'opéra que ce moment fut l’un des plus marquants de sa carrière. L'Énée de Kunde, rôle très important dans l'opéra, reste malgré tout un peu forcé et manque de personnalité. Sa voix exigerait plus de puissance, plus d'assise.
Il se fait en quelque sorte voler la vedette par les deux principaux rôles féminins, dont Anna Caterina Antonacci. Durant tout l'Acte I, le talent de la soprano italienne explose sans difficulté. Le rôle éprouvant de Cassandre, presque continuellement en scène, est pleinement assumé physiquement et vocalement. La grande étendue de sa voix va de pair avec une qualité de tragédienne de premier ordre. Totalement dans son personnage, elle domine à elle toute seule l'ensemble de la masse chorale. Son grand habit noir et son visage très expressif laisseront une empreinte profonde durant les 90 premières minutes.
Par bonheur, les petits rôles ne sont pas non plus négligés.
Les deux barytons - lyrique pour Ludovic Tézier (Chorèbe), basse pour Laurent Naouri (Narbal, dont on apprécie la superbe profondeur veloutée) -, les mezzo-sopranos Stéphanie d'Oustrac (Ascagne) et Renata Pokupić (Anna) peuvent tous être considérés comme des "outsiders" de luxe. Le jeu scénique, la prononciation, la beauté des voix ne passent aucunement inaperçus.
Une production intelligente et cohérente
Le grand opéra d'après L'Énéide de Virgile conçu par Berlioz est un piège pour les metteurs en scène nous l’avons dit en introduction. Le sujet antique, la pantomime et le ballet - obligatoire à l'époque de la création -, font de l'Acte IV un passage délicat. Mais tant Yannis Kokkos à la mise en scène et aux costumes, que Richild Springer qui l’assiste à la chorégraphie, tirent bien leur épingle du jeu.
Le ton est du reste donné dès l'Acte I avec un fond plat sur lequel figure le dessin d'une ville antique décadré, et un miroir gigantesque penché sur toute la largeur de la scène. On évite ainsi la reproduction lourde et fidèle en trois dimensions d'une ville antique tout en élargissant l'espace en profondeur et en hauteur. Ce miroir nous permet de voir les personnages du dessus ainsi que ceux cachés en contrebas en fond de scène (no. 42). Le spectateur se situe à la place des dieux : il domine les hommes, les observe d'en haut s'agiter, lutter contre leur destin. Le no. 5 (Pas de Lutteurs), comme l'apparition inquiétante du cheval de Troie donnent une perspective inhabituelle et originale à ce qui pourrait être plat et frontal. Au dernier Acte, les escaliers reflétés par le miroir étirent considérablement l'espace en hauteur.
La mise en scène flirte en outre avec le fantastique : projections vidéo symbolisant la mer (nos. 8, 19 et 37), apparition fantomatique d'Hector (no. 12) précédée d'une gigantesque tête bleue, Troie en flammes (no. 13), fumées passant du rouge au noir (no.14) et cheval blanc d'un onirisme inquiétant (no. 29, Chasse Royale).
Si l'architecture est suggérée par une toile de fond à l'Acte I, elle l'est par de petits éléments qui évoquent des maquettes à l'Acte III. Les arbres minuscules et les bateaux stylisés qui flottent sur le mur bleu du fond n'évitent pas la naïveté mais font cohabiter deux échelles de grandeur, deux perspectives intéressantes.
Les couleurs sombres du début virent au bleu intense des parois scéniques de l'Acte III, et contrastent avec le sol blanc épuré.
Après son suicide, la grande draperie rouge de Didon étalée sur les grands escaliers blancs prend toute sa valeur symbolique.
Les costumes opèrent du reste une étrange fusion : à la fois modernes mais rappelant les armures antiques, à l'image des soldats munis de mitraillettes mais portant pour certains des casques antiques (no.16). Davantage contemporains de l'action, les délicats moments des nos. 20 à 22 se transforment en de discrets ballets allégoriques comprenant les symboliques des métiers : équerre géante, briques pour les constructeurs, sextant, bateaux, poissons et globe pour les matelots, danseuses en vert, rouge, jaune et bleu pour les saisons ponctuant la vie des laboureurs.
Le ballet de l'Acte IV aussi léger que possible, musicalement et scéniquement, est une parfaite réussite avec ses jeunes femmes en blanc jouant avec des oiseaux de papier et ses hommes torse nu en pantalons blancs exécutant jongleries ou acrobaties. Tout est de bon goût.
Cette production des Troyens satisfera au final tous les publics : les tenants d'une interprétation "authentique" sur instruments d'époque, aussi bien que les amateurs du grand chant lyrique, l'ensemble s'inscrivant dans une modernité et une antiquité évitant tout effet appuyé.
La distribution internationale parfaitement compréhensible en français est en outre une qualité assez rare de nos jours pour la signaler.
Nicolas Mesnier-Nature