Captée la même année 2006 qu'une autre très belle version enregistrée à la Royal Opera House de Londres, également critiquée sur Tutti Magazine (lire cette critique des Noces de Figaro à Covent Garden), cette interprétation salzbourgeoise multiplie les différences, non sans perturber notre perception habituelle de l'œuvre.L'introduction orchestrale nous fera comprendre que rien ne sera traditionnel dans cette version. Les 6'05 déclinées pour l'Ouverture par Nikolaus Harnoncourt installent immédiatement une impression de lenteur. À titre de comparaison, la très classique version de Karl Böhm, chef peu réputé pour sa rapidité, sortie chez le même éditeur durait au total près de vingt minutes de moins au total ! Mais si ralentir les tempos n'est pas l'apanage d'un chef de génie, celle de leur donner un sens appartient bien à un grand maître. Harnoncourt et tous les chanteurs avanceront ainsi d'une seule et même cadence en fonction des intentions du metteur en scène Claus Guth.
Une surprise nous attend par ailleurs dans la distribution vocale. Bon nombre auront le réflexe d'acquérir ces Noces pour la seule présence d'Anna Netrebko. Les remarques élogieuses que nous avons déjà eu l'occasion d'avancer sur cette excellente soprano colorature autrichienne d'origine russe, dans Anna Bolena ou La Traviata, par exemple ne sont absolument pas à remettre en question. La voix ne faillit jamais et produit une sonorité exemplaire. En réalité, notre enthousiasme absolu restera un peu sur sa faim à cause du comportement global de la chanteuse sur scène, à mettre en relation avec la scénographie en général.
Fondamentalement lié dès la première scène à Suzanne, Figaro trouve en Ildebrando d'Arcangelo un baryton-basse dynamique, puissant et très bien timbré, mais dont la présence a presque du mal à s'imposer.
Le rôle de Bartolo ne permet pas à Franz-Josef Selig de développer un potentiel évident et de nous faire profiter de son registre de basse impressionnant. Il écrase au passage une partenaire de scène, la Marcelline de Marie McLaughlin, plutôt en retrait.En réalité, les seuls personnages dont l'investissement et la présence ne font aucun doute sont le Comte de Bo Skovhus, et des sopranos Dorothea Röschmann et Christine Schäfer.
Avec un débit très haché et une clarté malmenée, la prononciation de l'italien par le baryton danois n'est certes pas idéale, mais le chanteur emmène son personnage dans une psychologie allant plus loin que le simple amateur de femme contrit qu'est l'abolitionniste d'un droit seigneurial désuet. Dans la version actualisée concoctée par Claus Guth – une Europe centrale, fin de siècle - l'approche d'un personnage érotomane hanté par ses démons lui permet de développer une énergie et une impatience qui ne demandent qu'à se transformer en méchanceté irréfléchie et en humiliations volontaires infligées aux personnages qui l'entourent. Le comportement influe en quelque sorte sur le chant.
Il en est de même pour la comtesse de Dorothea Röschmann, rôle qu'elle a déjà enregistré avec Antonio Pappano, toujours dans les Noces de Covent Garden. On notera ici une différence de détail par rapport à la partition : dans le no. 13, lors du Trio, la soprano préfère par deux fois les deux notes inférieures écrites par Mozart à la fin de sa vocalise chromatique en lieu et place des si et do préférés. Choix de la prudence étonnant de sa part. Au niveau scénique, si le comte s'approche dangereusement de la folie, la comtesse subit de plein fouet et en permanence les comportements irraisonnés de son mari. Femme meurtrie, dont la longue plainte du "Dove sono" est davantage somatisée que fantasmée, Dorothea Röschmann nous convainc sans problème par son incarnation scénique.
Enfin, le Cherubino de Christine Schäfer, au chant très intériorisé et "pensé" en contradiction avec la fraîcheur du personnage, se démarque par une absence de naïveté qu'on attribue facilement au personnage.
La bouffonnerie est du reste globalement absente de cette production, et en particulier du traitement des rôles secondaires : un jardinier crispé aux allures de psychopathe, un maître de musique à la prononciation sifflante aux yeux écarquillés et à la moustache de rastaquouère, un juge glacial aux yeux cachés, un médecin dans une chaise roulante… Tous affichent des symptômes inquiétants, à l'exception de Marcelline en femme soumise peu méchante, et de Barberine qui semble l'incarnation de l'innocence, bien que flirtant avec aisance avec le Comte.
Alors, que se passe-t-il donc dans cette cage d'escalier d'un intérieur bourgeois défraîchi ? Assurément, rien de ce qu'on aura pu imaginer au début de cette folle journée marquée par une innovation originale par rapport au livret : l'intervention d'un chérubin muet. Sorte d'angelot doté de petites ailes blanches et vêtu comme un mousse, il est le maître du destin quasi absolu des pantins qui s'animent autour de lui grâce à son impulsion. Il dirige les comportements, les déplacements des personnages comme autant de marionnettes qui apparaissent ou disparaissent, selon son gré, aux moments clés de l'intrigue. Son importance est telle que l'on attendra avec intérêt chacune de ses interventions. Claus Guth a inventé de toutes pièces un rôle qui devient ainsi quasiment personnage principal.
Non sans signification, Cherubin est vêtu de la même manière. Tous les costumes adoptent d'ailleurs la couleur noire, symbole évident de l'obscurité de l'âme. La noirceur des comportements prend le pas sur la légèreté voulue par les auteurs, et c'est aussi en cela que la mise en scène est novatrice.
Le comte transpire abondamment, comme en manque, et passe son temps à s'essuyer avec son mouchoir. Sa dépendance envers les femmes le rend soumis et fragile mais ouvertement violent envers les plus faibles. Il n'hésite pas à mettre une hache sous le cou de sa femme lors de la scène du placard de l'Acte II et à la maltraiter physiquement. Figaro ne déroge pas à cette règle : ainsi, l'air "Non più andrai" se voit accompagné d'une véritable humiliation de Chérubin. Suzanne reste figée et incapable de réagir face à l'affliction de sa maîtresse au début de l'Acte II. Toutes deux affirment l'ambiguïté de leurs relations troubles, qui plus est ouvertement devant et avec Chérubin, personnage androgyne en quête d'identité.
L'imbroglio initial tourne vite aux drames personnels que le metteur en scène fait ressortir avec acuité en révélant les tréfonds les plus obscurs de chacun.
L'unique décor varie judicieusement mais peu, et malgré les sept caméras dirigées brillamment par Brian Large afin de multiplier les angles de vues, il paraît quelque peu monotone durant ces quelque trois heures trente que dure la représentation. L'opéra devient un huis clos : les murs blancs, le parquet, les portes et la fenêtre mettent en valeur les sombres silhouettes des protagonistes. Le temps a accompli son effet sur les peintures rendues défraîchies et écaillées, et le sol est parsemé de feuilles mortes. On trouve même un corbeau inerte sur les marches. Symboliquement, l'escalier désigné comme pivot de la mise en scène peut être assimilé à un lieu de transition d'un état psychologique à un autre suivant qu'on le monte ou le descend. On pourra suivre ainsi avec intérêt les déplacements dans l'espace des personnages et les mettre en relation avec une situation donnée. La couleur bleu nuit de l'Acte IV et des arbres inquiétants plongent le spectateur dans une atmosphère menaçante. D'autant que l'observation attentive du décor fait apparaître à ce moment un escalier réversible, et que l'on s'enfonce progressivement dans un cauchemar dont le chérubin semble être l'ordonnateur jusqu'au retournement final.Les Noces de Figaro ont été voulues "opera buffa" par leurs auteurs Mozart et Da Ponte. Claus Guth et Nikolaus Harnoncourt transforment l'œuvre en un "opera seria". Symptomatique et révélateur, le public rit très peu mais applaudit chaleureusement. Le message est donc passé et a permis de développer une facette inattendue et décalée d'un très grand classique de la scène lyrique.
Cette version des Noces de Figaro est sortie en DVD en 2007. Elle est encore disponible. Cliquer ici pour la commander.
Nicolas Mesnier-Nature