Le risque auquel se trouve confrontée toute nouvelle production d'une œuvre aussi marquée que La Flûte Enchantée, c'est de ressembler à beaucoup d'autres, notamment par un recours presque systématique à l’imaginaire de l'enfance. Certains s'en sortent plutôt bien, comme Julie Taymor dans la mise en scène du Metropolitan Opera, mais c'est loin d'être la règle. Une autre tendance, encore plus répandue, est de proposer une approche manichéenne, littérale, du livret, opposant le monde du soleil de Sarastro et celui de la nuit, de la Reine du même nom. Certains rares metteurs en scène ont tenté de s'échapper de ce carcan réducteur, comme Robert Carsen à Aix-en-Provence, qui a commencé à imaginer des liens plus subtils entre la Reine et le Prêtre d’Isis, moins lisse et irréprochable qu'il y paraît. Ne kidnappe-t-il pas sa propre fille pour la laisser continuellement dans l'ignorance, réduite à faire confiance à Tamino et à Papageno ?
Avec une pertinence galvanisante, le metteur en scène William Kentridge choisi par La Scala de Milan prend le parti de la distance par rapport à la norme pour mieux développer une approche à la fois plus neutre - personne n'est vraiment bon ou mauvais - et plus réaliste - l'excès en tout domaine est néfaste -. Cet axe se situe finalement davantage dans l'esprit de la Raison et des Lumières que les reconstitutions habituelles. Prenant appui sur la caméra photographique pour laquelle trop de lumière nuit autant que trop de ténèbres, il développe une scénographie d'un goût exquis, transposée dans un XIXe siècle cohérent avec la photo, avec comme décors des projections hautement référentielles inspirées tout autant des créations originales de 1791 (notamment pour les étoiles entourant la Reine de la Nuit) que de gravures et autres plans scientifiques et techniques du siècle suivant. Ombres et lumières magnifiques révèlent ainsi des traits inattendus de ces personnages et situations tant de fois rebattus comme le serpent, au début de l'Acte I, créé en ombres chinoises par les Trois Dames.
Devant cette remise à plat de l'ouvrage, le personnage qui se détache le plus est maintenant Pamina. Là où chaque protagoniste appartient à un monde nettement codifié qui le définit - l'Opera Seria pour la Reine, l'oratorio sacré pour Sarastro, le Singspiel pour Papageno… -, elle évolue avec grâce à tous les niveaux, aussi à l'aise dans un duo populaire avec l'Oiseleur de la Reine que dans un solo désespéré et poignant. C'est elle qui prend les choses en main au final et apporte l'équilibre à Tamino, équilibre qu'aucun autre personnage ne possède autant qu'elle.
Le choix de Genia Kühmeier pour ce rôle se montre très pertinent : sensible, touchante, mais aussi parfaitement maîtrisée sur le plan technique, son incarnation de Pamina est l'une des plus ravissantes et intelligentes du moment. À partir de là, quiconque gravite autour d'elle est touché par la grâce. Tamino n'est quant à lui en rien lénifiant. Il pétille et ne s'abandonne jamais à un hédonisme stérile. Le timbre de Saimir Pirgu apporte les couleurs que le décor n'a pas. Bien qu'un peu ampoulé, la Reine de la Nuit de Albina Shagimuratova n'est pas aussi furieuse qu'à l'habitude et prend le temps de se faire plus manipulatrice que réellement tourmentée. Si son ornementation aurait gagné à être plus lisible, ses vocalises n'en sont pas moins bien posées et sa performance convaincante. Autre différence d'avec les autres productions, le Papageno subtil d'Alex Esposito n'est pas le comique de service. Il est lui aussi très maîtrisé, presque tiède par moments, mais pour autant totalement cohérent avec l'ensemble. Sa performance ne mise pas sur les effets de manche, mais bien sûr son interprétation du rôle et des airs, sans pantomime outrancière qui servirait de cache-misère. Il n'y a ici rien à cacher. La performance est réussie, belle, différente et intelligente. Le reste de la distribution est à l'avenant avec un Sarastro (Günther Groissböck) limpide et très lisible, des Dames impeccables et des garçons-génies excellents.
Du côté de la fosse, Roland Böer fait lui aussi preuve d'intelligence et de curiosité intellectuelle en choisissant de faire appel aux notes sur l'opéra de René Jacobs. Son "continuo" est profondément dramatique et juste, tout comme sa direction, dans laquelle l'énergie de la jeunesse le dispute à une remarquable compréhension du matériel tant musical que dramatique. Définitivement un chef avec qui il faudra compter, qui joue d'égal à égal avec le metteur en scène.
L'originalité et l'intelligence se trouvent donc merveilleusement réunies dans cette Flûte enchantée de la Scala qui sort des sentiers battus et brille par l'homogénéité de sa qualité, à tous les niveaux. Nous accordons ainsi un Tutti Ovation à cette production inventive à découvrir absolument !
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Jean-Claude Lanot