La première représentation a été donnée au Metropolitan de New York en 1910 sous la direction de Toscanini avec Emmy Destinn dans le rôle de Minnie - le seul rôle féminin hormis la très secondaire indienne Wowkle - et Enrico Caruso dans celui de Johnson. Le succès fut colossal et couronné par cinquante rappels, ce qui peut sembler curieux au regard de la grande différence stylistique d'avec Madame Butterfly, le précédent opéra de Puccini : les chanteurs n'ont quasiment pas de grands airs pour les mettre en valeur, la ligne de chant s'approchant davantage du récitatif chanté, et les chœurs sont composés de solistes. L'orchestre est important et coloré avec notamment l'utilisation d'une machine à vent, mais l'absence de mélodies sentimentales dans un cadre dramatique propice à des rapports chocs entre les protagonistes requiert dans ce cas particulier des acteurs-chanteurs particulièrement doués et un orchestre-commentaire à la hauteur.
L'originalité de la mise en scène et la qualité du Netherlands Philharmonic Orchestra font entrer cette Fanciulla dans les très bonnes références modernes, et même si la distribution n'est pas parfaite, les rôles principaux profitent de la richesse de l'éclectisme.
Le choix de la transposition temporelle d'une action censée se dérouler au milieu du XIXe siècle dans les Cloudy Mountains de Californie comporte toujours des risques. Le mauvais goût et l'invraisemblable n'ont avec bonheur pas de prise dans cette production hollandaise. Le metteur en scène Nikolaus Lehnhoff nous transporte dans une Amérique des années 1950 où chaque décor est la transposition émotionnelle d'une situation.Durant le bref prélude orchestral, une vidéoprojection de la bourse de Wall Street donne le ton. Durant l'Acte I, le camp de chercheurs d'or se transforme en un bar underground à l'architecture rappelant furieusement un énorme égout : écran de cinéma en arrière-plan avec vue en contre-plongée de gratte-ciel donnant parfaitement la sensation de se trouver sous la rue, parois arrondies et surtout entrée centrale principale en ouverture biaisée rappelant une galerie souterraine tronquée vomissant ses mauvais garçons. L'ambiance demeure sombre, dans les tons de bleu nuit, ponctuée par un mobilier rouge sang et des juke-box lumineux et clignotants. Un coffre-fort trône en plein milieu de la scène. Un énorme crochet de grue fait office de portemanteau.
C'est l'univers du jeu, de l'argent, de l'alcool, des paris, de la triche, des bagarres, des rencontres mais aussi d'une certaine moralisation par les lectures bibliques de Minnie, bible qu'elle range curieusement dans le coffre-fort où se trouve l'argent des clients.
La soprano hollandaise Eva-Maria Westbroek possède dès son éclatante entrée une présence physique indéniable en manteau de cuir rouge, un pistolet à la main, et arbore une puissance vocale digne de ce nom, attributs lui permettant de se défendre au milieu de ce monde de brutes masculines. Plus tard, on verra qu'elle porte une chemise également rouge et une longue jupe noire.
Les autres acteurs ont tous des habits noirs en cuir, des chapeaux et des lunettes de bandits. Seul le ménestrel du camp apparaît tout en blanc, frangé et guitare du même ton, à la manière d'un chanteur de pop populaire. Dick l'étranger tranchera également avec un gilet et un chapeau marron aux motifs reptiliens. Les rôles "secondaires" comme Nick le barman ou l'agent de la Wells Fargo s'intègrent facilement à l'équipe. Les chœurs bénéficient également de déplacements très correctement chorégraphiés.
Acte II, le décor change : la cabane de Minnie devient un camping-car perdu au milieu de la neige, flanqué – on se demande pourquoi – de deux biches à l'allure de chiens de garde passifs. Mobilier, coin cuisine, coin chambre, murs matelassés, presque tout est revêtu de rose fuchsia. La télévision diffuse un dessin animé, une vierge de pacotille trône dessus. Des peluches roses, un miroir ourlé de lampes, créent un univers antithétique de femme-enfant fragile jouant à l'occasion les starlettes. Minnie est habillée en noir et blanc, une rose dans les cheveux.
L'intensité des couleurs, en contraste avec l'opacité blanchie par la neige de l'extérieur, illustre bien la violence des drames qui s'y déroulent : rendez-vous d'amour perturbé, cache de prisonnier ensanglanté, révélation des mensonges, bousculade de sentiments contradictoires, parties de cartes ayant pour enjeu la vie d'un homme, violences verbales, morales et physiques.
Ce second acte est aussi celui de la confrontation des voix par le biais de duos et de trios : le baryton Lucio Gallo tient tête avec cynisme et jalousie à Minnie puis à Dick. Malgré une voix un peu limitée et une tentation permanente au léger vibrato, ses qualités d'acteur chevronné se confirment. On aurait bien entendu sa tessiture dans la gorge de Zoran Todorovich (Dick Johnson), à la voix de ténor en contradiction avec sa carrure, mais juste dans les intonations et à l'aise dans l'aigu. Lui aussi confirme une forte présence face à Minnie et au shérif. Tous endossent leurs rôles avec un total naturel, ce que l'on peut observer à travers des expressions et des gestuelles représentatives de leurs émotions.Pour le dénouement, la clairière dans la forêt devient un cimetière de voitures. L'énorme poulie entrevue en portemanteau à l'Acte I trouve ici tout son sens : elle servira de potence. Une ambiance sombre avec empilement de tôles froissées sert de cadre à l'arrivée des mauvais garçons surgissant de tous les coins comme autant d'animaux nocturnes. Leurs bas instincts vont se défouler en une tentative de pendaison qui permettra à Dick Johnson de pousser enfin une aria émouvante mais très courte. L'expression vocale du ténor y rend parfaitement une émotion évitant le débordement de sentiments pleurnichards.
Cependant, rien ne laisse présager le déroulement d'un escalier lumineux de music-hall d'où descendra une Minnie-Marilyn en robe rouge décolletée et coiffure oxygénée, plus tard emmenée par un Dick Johnson portant nœud papillon et costume de circonstance. En projection, l'emblème léonin de la MGM et une pluie de dollars tombant du ciel. Une surimpression très calculée et parfaitement réussie emmène le couple sur le perron de la Maison Blanche figurant sur un billet de 20 dollars.
Les mauvais garçons pardonnent, le shérif jaloux capitule, les héros peuvent réaliser leur rêve américain…
Nous l'avons dit, La Fanciulla del West est presque un opéra d'orchestre. Carlo Rizzi aux commandes du Netherlands Philharmonic Orchestra réussit le pari de transformer les sonorités de la phalange hollandaise en commentaire passionné et passionnant de la foisonnante et imaginative musique de Puccini. Qui plus est, malgré la puissance de certaines mesures très cuivrées, l'équilibre est trouvé avec les chanteurs qui ne sont jamais couverts.
Quant au public, s'il réagit positivement aux décors en applaudissant les levers de rideau, il n'en apprécie pas moins les chanteurs, ce que nous ne pouvons que chaleureusement approuver.
Nicolas Mesnier-Nature