Cette Dame de Pique catalane bénéficie d'une distribution vocale qui se caractérise par une belle homogénéité.
Misha Didyk que l'on avait eu récemment l'occasion d'apprécier dans un autre opéra russe très différent - Le Joueur de Prokofiev - incarne ici avec justesse un Hermann taciturne et cynique, n'hésitant pas à sacrifier son amour après avoir extorqué le mystère des trois cartes à la vieille comtesse. Sa tessiture de ténor, assez neutre et très en gorge, rentre naturellement en phase avec la froideur du personnage, même lors de ses déclarations amoureuses. Engoncé en permanence dans un uniforme rouge et bleu marine, son apparence physique, roide et froide, ajoute à un jeu très sobre qui laisse le spectateur dans l'expectative.
Sa partenaire en amour comme en malheur, la Lisa d'Emily Magee, déploie avec aisance et puissance une voix de soprano expressive au vibrato contrôlé. Mais, comme pour la caractérisation d'Hermann, son attitude, seule en scène ou au côté de Misha Didyk, peine à convaincre tant ses déplacements sur le plateau et ses gestes stéréotypés la font basculer dans un registre de conventions d'une autre époque.
La contralto polonaise Ewa Podleś nous propose a contrario une comtesse presque outrageusement cacochyme, sertie de conventions, de rhumatismes et de peurs, mais également touchante dans sa grande scène de l'Acte II : l'évocation de ses souvenirs de jeunesse par le biais d'une chanson en français - parfaitement articulée – et sa voix légèrement tremblotante nous émeuvent par leur réalisme parfois exagéré. Ce choix assumé tranche nettement avec les autres rôles, et malgré la brièveté de son intervention, il semble bien que le spectateur du Liceu se souviendra avant tout de cette comtesse.L'excellent baryton français Ludovic Tézier n'a plus rien à prouver depuis longtemps, et c'est avec bonheur que nous le retrouvons, parfaitement crédible, dans le rôle du fiancé éconduit de Lisa. Lui aussi, rigide dans son uniforme blanc, étonne par la sobriété presque antinomique de l'expression de ses sentiments. Pour le plus bel air de l'opéra, à l'Acte II, son désespoir sentimental figé s'avère décidément très convaincant. Sa diction du russe paraît très claire, et l'on n'hésitera pas à comparer sa prestation avec celle du grand baryton russe Dmitry Hvorostovsky, dans un tout autre style.
Le reste de la distribution, jusqu'aux rôles secondaires, maintient un excellent niveau général. Les chœurs, toujours très importants dans l'opéra russe, ménagent d'intenses moments de ferveur religieuse à l'arrivée de l'Impératrice, lors de la scène de la lettre, durant la prière finale a cappella qui accompagne la mort d'Hermann, au moment de la liesse populaire au début de l'œuvre, ou encore lors de la scène de bal.
La danse tient un rôle important dans La Dame de Pique. Toute la première scène de l'Acte II lui est consacrée. La bal masqué qui s'y déroule a été conçu par Tchaïkovsky comme un pastiche musical du XVIIIe siècle, citations musicales à l'appui. Mais reconnaissons que ce pittoresque anachronique assumé par l'auteur paraît tout de même relativement long aujourd'hui, malgré le luxueux étalage des costumes et des décors déployés pour l'occasion. On remarquera du reste avec amusement le bâillement - certainement voulu - de la comtesse qui assiste à ce bal depuis son balcon… Quant au ballet, il semble un peu vain, sans véritable entrain, et le spectateur risque de s'impatienter.
Mais le metteur en scène Gilbert Deflo et le décorateur et costumier William Orlandi n'ont pas lésiné sur les moyens pour monter cette Dame de Pique. Le public du Liceu a pu porter son attention sur des décors très fidèles au XVIIIe siècle, sous le règne de la Grande Catherine - que l'on apercevra, mais qui ne chantera pas - et les costumes chatoyants qui vont de pair. De nombreux gros plans nous permettent, pour notre part, d'en apprécier la finesse et la précision. L'architecture reconstituée ménage de beaux moments, flirtant avec la surenchère : réalisme des bas-reliefs des chambres, lustres et colonnades avec balcon pour la salle de bal, impressionnante chambre de la comtesse plongée dans l'obscurité bleutée de la nuit… On remarquera d'ailleurs un souci permanent de recherche de symétrie, quasi obsessionnel. Puis, un intelligent système de panneaux noirs coulissants permet aux chanteurs de s'isoler lors des récitatifs, comme pour concentrer les esprits qui se seraient égarés au milieu de ce luxe ostentatoire. Seule une partie du décor est alors visible et le système permet les changements sans temps morts.
Cette production catalane impose ainsi un réalisme académique qui se conjugue à un manque d'originalité touchant l'interprétation musicale. L'absence d'ambiguïté, le chant conventionnel des interprètes et la direction académique de Michael Boder ne permettent pas au spectateur de s'enflammer et de vibrer pour cet opéra qui, pourtant, permet aux passions de s'exprimer avec plus d'engagement.
Tout est juste et bien en place, mais cette Dame de pique se montre bien trop sage pour nous laisser un souvenir impérissable.
À noter : l'Acte I est proposé sur le DVD 1 ; les Actes II et III sur le DVD 2.
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Nicolas Mesnier-Nature