La rencontre entre les deux pianistes Jean-François Zygel et Antoine Hervé n’est pas fortuite. Les deux musiciens se sont connus au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris et ont été formés par les mêmes professeurs. L’un plutôt classique, l’autre plutôt jazz, partis chacun dans leur direction, ils se retrouvent en 2008 sur un plateau de télé pour improviser ensemble et décident de monter leur duo.
Grâce à leur sens musical partagé, à une oreille exceptionnelle et une parfaite complicité, ils réussissent alors ce que très peu de musiciens ont tenté à ce jour, et seulement dans le style jazz : improviser à deux pianos à un très haut niveau de technicité tout en conservant une étonnante tranquillité et en exprimant un très visible niveau d’émotion et de passion.
La première improvisation que nous propose le DVD démarre par une touche de timidité, quelques notes seulement qui d’emblée excitent notre curiosité. Un petit thème apparaît, qui servira de base à toute l’improvisation. Si l’on perçoit chez Antoine Hervé une certaine tension, doublée de quelques expressions parasites, à l’inverse Jean-François Zygel reste totalement naturel et détendu, bien que visiblement très concentré. Mais qu’importe, la musique survient très vite et, au travers d'images soigneusement montées, nous entrons aisément dans le jeu de création des deux virtuoses. Ils ne se regardent pas, mais on vit leur écoute mutuelle et l'on devient spectateur de l’échange, à l’instar de ce symbolique jokari utilisé sur la couverture du livret. Seule la fin de l'exercice diffère : on a ici l’impression que nos deux jeunes quinquagénaires s’en sont fait la surprise, et de ponctuer le jeu d’un sourire complice et amusé.
La deuxième improvisation nous montre à l’évidence que Mozart n’avait pas exploré toutes les pistes de ses variations sur "Ah vous dirais-je maman" ! Le jazz arrive à la rescousse, apportant sa pierre de rythmes et d’harmonies nouveaux sans toutefois choquer l’oreille. Développement progressif jusqu’à quelques délires où rejaillit aussi l’esprit d’un Satie, voire d’un Ravel ou d’un Stravinsky, avant de revenir à une conclusion bien naturelle. Voila qui ne prouve qu’une chose : Jean-François Zygel et Antoine Hervé savent se laisser aller tout en maîtrisant sans aucune faille le déroulement de leur création jusqu’à son terme. On se régale !
Vient ensuite une sorte de lamento, qui débute de façon lugubre et résignée, mais d’une résignation qui peu à peu s’amplifie pour parvenir à un paroxysme, ce point culminant tel que le définit Sergiu Celibidache. Celui qui stigmatise la tension, à l'opposé de la résolution qui nous fait redescendre. "Il n’y en a qu’un par œuvre", affirmait le grand chef d’orchestre roumain. Nous sommes pris ici par l’intensité provoquée par les deux pianistes, dans une émotion véritable.
Pour nous en remettre les deux compères nous gratifient d’une petite facétie souriante, avant de nous entraîner dans un feu d’artifice final. Les styles se mélangent alors, on ne sait pas si on démarre avec Bach, Gershwin, Bartok, Debussy ou Monk… Qu’importe, les citations fusent !
On terminera avec un court rappel du final des Tableaux d’une exposition de Moussorgsky et de Alborada del gracioso de Ravel.
Adressons un grand merci à Jean-François Zygel et Antoine Hervé, deux très grands artistes à l’enthousiasme et la spontanéité intacts, qui font du bien à la santé et à la musique avec un grand "M".
À noter : Ce DVD est disponible au côté d'un CD de 78' qui propose 6 pistes d'improvisations de Jean-François Zygel et Antoine Hervé. Cette belle compilation d’enregistrements réalisés dans différents lieux entre 2009 et 2010 nous permet d'entendre les étonnants effets de percussion provenant de l’intérieur du piano sur Vichy, ou encore l’incroyable variété de rythmes et de styles qui jalonnent l’immense Paris avec, entre autres, Bartók qui se mue en jazz, ou Liszt et Rachmaninoff réunis… Tant de richesses sonores - des sons proches des harmoniques de la guitare et d’improbables percussions - que l’on est presque frustré de ne pas en voir la source, comme sur le DVD. Le mieux sera alors, tout simplement, de se laisser prendre par l’infinie poésie qui se dégage à tout moment de ces musiques de l’instant. Le CD n’était pas né pour saisir les improvisations de Chopin et consorts… Nous tenons là une belle revanche !
Daniel Barda