Il est vraisemblable que la mise en scène européenne se cherche. Entre la convention la plus ennuyeuse et la facilité du racolage, il y a pourtant une infinité de degrés sur lesquels jouer.
Avec cette version de Don Giovanni signée Claus Guth (comme Cosi fan tutte paru chez le même éditeur ou Messiah édité par C Major), force est de constater qu’il est possible de trouver un terrain à investir entre le respect indispensable dû à l’œuvre et son actualisation. Ajoutons qu’en plus d’être un objet historique, fossile d’une situation originale suscitatrice, l'opéra de Mozart s’adresse à un public d’aujourd’hui, qui a ses propres références, notamment cinématographiques, et qu’il convient de traiter avec intelligence.
C’est visiblement le parti pris de cette version qui a fait le choix de mettre de côté le contexte sévillan du drame pour nous plonger au cœur d’une forêt à la Project Blair Witch, théâtre des méfaits du séducteur meurtrier. Certes, le livret est poussé dans ses retranchements, mais il reste totalement viable, pour un résultat criant de vérité et d’acuité, qui nous renvoie immanquablement à notre monde contemporain.
Le langage choisi est objectivement emprunté au cinéma, tant dans les mouvements de la scène, avec cette forêt sur plateau tournant lors des scènes de poursuite, mais également dans la remarquable captation qu’en a faite le réalisateur Brian Large. La caméra accompagne tous les mouvements sans nous donner l’impression de bouger, nous plongeant de fait au cœur de l’action dans un tournoiement à la fois maîtrisé et vertigineux. Une ambivalence très spéciale qu’il nous faut saluer ici.
Mais cette immersion ne saurait être possible sans une remarquable direction d’acteurs. Le casting est en effet digne des plus vives louanges tant le travail sur les personnages a été approfondi comme il l’est rarement. Prenons tout simplement pour exemple Leporello. Il est souvent le bouffon de service ou, au mieux, le connecteur entre le public et un Don Giovanni au cynisme parfaitement antipathique. Ici, sous les traits d’Erwin Schrott, il prend une consistance, une densité et une stature bien supérieures au poltron basique de la scène finale. C’est un homme, tout simplement, fasciné par ce libertin hors-norme, différent de lui mais fidèle acolyte dans toutes ses aventures.
Mais Leporello est un exemple qui ne saurait éclipser les véritables performances scéniques des artistes : ralentis, poursuites, combats et chant dans des positions difficiles pour Donna Elvira.
À propos de chant, il n’est pas en reste non plus, et les performances scéniques ne seraient rien si l’ensemble de ce spectacle ne tenait si bien la route musicalement. Quel aplomb, quelle puissance, quelle richesse de timbre dans le Don Giovanni de Christophe Maltman ! Il ne séduit pas, il éblouit. Implacable et impeccable dans son articulation, révélant le charisme du personnage, ne perdant jamais de terrain face à ses adversaires, il remporte ses victoires féminines non pas par sa suavité mais par sa superbe. Et ce d’autant plus que le costume ne sert qu’à le différencier des autres personnages, et non à le valoriser. Tout est dans la voix, tout est dans la personnalité.
Face à son image, pour ne pas s’effondrer, les autres caractères se doivent d’être forts, comme le Masetto d’Alex Esposito qui n’a rien du pantin victimisé qu’on nous sert souvent, tout comme le Don Ottavio de Matthew Polenzani, bien éloigné du faible qu’il est aisé de voir en lui a priori. Les timbres sont justes, riches en harmoniques, très stables en termes de placement, directs, sans fioritures et sans aucune agressivité. Les héros sont simplement incarnés et bien incarnés, totalement crédibles sur tous les plans. Les personnages féminins ne sont pas en reste non plus avec une Donna Elvira (Dorothea Röschmann) bien plus profonde qu’une folle hystérique, au beau chant mature et bien trempé, tandis que la paysanne Zerlina (Ekaterina Siurina) possède bien l’élégance d’une dame qui sait se faire davantage charmer que duper.Car si la direction d’acteurs est exemplaire, la direction musicale s'avère tout à fait pertinente. Bertrand de Billy a le bon goût de souligner la violence des émotions par une énergie soutenue, notamment aux cordes, sans jamais céder aux sirènes des tempi frénétiques. À ce titre, son Air du champagne est exemplaire de fougue et de lisibilité combinées. Et quelle intelligence dans l’accompagnement des récitatifs ! Sans rogner sur l’harmonie mozartienne, le pianiste et le violoncelliste réussissent à donner des couleurs inédites à ces moments de dialogues, avec un accompagnement assez iconoclaste et particulièrement obscur quand il s’agit de Don Giovanni. Bref, voici un chef qui est au service de l’œuvre, en parfaite synergie avec son metteur en scène et qui, dans le même temps, n’a rien à démontrer. Point de vaine recherche stylistique ici, mais simplement une remarquable mise au service de la musique et de son propos. Ce chef d’équipe est dynamique, impliqué et modeste à la fois.
La production de ce Don Giovanni est remarquable, et la mise en images lui apporte un vrai plus.
À noter : La jaquette indique une piste DD encodée en 5.0 alors qu'il s'agit de 5.1 ; une inversion des rôles d'Ekaterina Siurina et Alex Esposito s'est glissée dans le livret.
Lire le test du Blu-ray
Jérémie Noyer