Cette version en cinq actes de Don Carlo dépassant les trois heures de scène, il aurait été intéressant de juger des performances vocales des interprètes dans les conditions du direct. Mais, comme pour la grande majorité des captations, le présent enregistrement proposé sur 2 DVD propose une synthèse de trois représentations données sur la scène de la Royal Opera House de Londres - les 14 et 17 juin, 3 juillet 2008. Nul doute que l'éditeur en aura sélectionné les meilleurs moments…Arrêtons-nous tout d'abord sur le rôle-titre, celui de Don Carlos chanté par Rolando Villazón. On pourra ne pas être sensible au jeu du ténor franco-mexicain, en permanence dans l'outrance et le sur-expressif. Toutefois n’oublions pas que cela peut être nécessaire pour les spectateurs qui sont moins bien placés que les caméras. Mais au regard de ses partenaires, il faut bien reconnaître qu'il est pratiquement le seul interprète à vivre son personnage avec tous les excès de sentiments que peut cumuler un héros tiraillé entre les obligations politiques d'un fils de roi et celles, personnelles, d'un jeune homme amoureux contrarié, sentiments au demeurant profondément incompatibles. Quant au chant, il reflète comme un miroir la gestuelle. Le visage de Rolando Villazón est très mobile, le chanteur ne paraît jamais emprunté ou mal à l'aise. Par conséquent, il ne faut pas chercher trop de retenue dans les scènes passionnées avec Elisabeth de Valois, le marquis de Posa ou Philippe II. Le grain de sa voix donne du relief tant aux graves qu'aux aigus qui peuvent être posés et flotter avec délicatesse. Le vibrato est absent, mais le trémolo ou le sanglot de la trachée en gêneront quelques-uns.
Curieusement, les partenaires de scènes avec qui notre ténor chante en duo ne lui renvoient pas l'image qu'il leur tend.
L'Elisabeth de la soprano russe Marina Poplanskaya interpelle par son physique imperturbable et glacial. Certes, le personnage appelle cette inexpressivité lorsqu'elle devient la femme de Philippe II mais, au cours de l'acte de Fontainebleau, elle demeure bien trop roide pour une femme amoureuse. Sa voix possède des aigus charnus facilement attrapés, et le son demeure en permanence d'une belle homogénéité. Son timbre particulier est riche en couleurs dans les extrêmes, et la puissance d'émission domine aisément les derniers accords de l'opéra.Le baryton anglais Simon Keenlyside campe avec justesse un marquis de Posa meilleur ami de Don Carlos, pour le meilleur et pour le pire. Sa voix est puissante, sans vibrato parfois un peu trop brute, mais le bel air de la prison à l'Acte IV parvient à émouvoir sans difficulté.
La mezzo-soprano italienne Sonia Ganassi incarne avec plus de complication la noirceur du rôle de la princesse Eboli : d'un abord physique plutôt sympathique, on a du mal à croire en sa jalousie, sa tromperie et son désir de vengeance. Vocalement, ses premières interventions ne s'imposent pas avec aisance. Trop en retenue, ses possibilités vocales réelles ne s'exprimeront qu'à partir de l'Acte III. Le son "chauffé" persistera malgré tout dans une certaine matité définie par une homogénéité dénuée de vibrato. Mais l'efficacité est tout de même au rendez-vous dans un rôle qui ne se laisse pas aisément caractériser et doit rester dans l'ombre de la reine. En tant qu'actrice, elle jouera avec vérité l'amoureuse contrariée et la jalouse vengeresse se transformant progressivement en repentie honteuse.
Restent les deux voix de basse, l'une tenue par Ferruccio Furlanetto dans le rôle de Philippe II, et l'autre par l'américain Eric Halfvarson, qui revêt l'habit du grand inquisiteur.
Sans conteste, et ce malgré un léger ramollissement, la basse italienne assure une très belle prestation. Son grand air du premier tableau de l'Acte IV est chargé d'une grande sincérité, très intérieure, et exprime avec subtilité les noirs sentiments qui rongent le roi d'Espagne. Mais la scène la plus impressionnante du drame - le duo suivant qui l'oppose au Grand Inquisiteur - ne révèle ni tout le poids ni la profondeur pas plus que la puissance abyssale qu'elle devrait exprimer.
Cette confrontation unique dans l'histoire de l'opéra italien, cette scène que l'on attend avec impatience met en opposition deux basses profondes dans un duel vocal extraordinaire. Seulement voilà, la voix par trop usée, creuse et vibrante de la basse américaine, si elle convient finalement bien au personnage cacochyme de l'Inquisiteur, ne suffit pas à faire trembler les murs de Covent Garden. On attendait un choc de titans ; on assistera à un duel inégal.
La mise en scène de Nicholas Hytner joue habilement l'épure et le réalisme. Les contrastes entre l'ambiance sombre de l'œuvre (les scènes nocturnes ou conventuelles), et les enthousiasmes ou les violences des scènes de foule (l'autodafé, par exemple) donnent parfois un bel effet. Les couleurs chaudes rouge-orangé vif s'opposent aux costumes noirs de la seconde partie de l'Acte II.
Les décors vont à l'essentiel, sans surcharge mais sans abstraction, bien que l'on se permette parfois un rappel stylistique pertinent de l'opulence architecturale (façade de la cathédrale de Valladolid) ou mobilière (l'autel, le tombeau de Charles Quint) de l'âge d'or espagnol. L'abstraction de certains éléments du décor (le mur rouge composé de cubes à l'Acte II) peut surprendre mais ne choque pas. Tous les costumes d'une grande richesse et précision représentent fidèlement l'époque.
On sent avec l'orchestre de la Royal Opera House dirigé par Antonio Pappano cette qualité et cette régularité qui caractérisent bien des représentations données à Covent Garden. Le chef est à l'évidence un homme de théâtre qui échappe à la routine accompagnatrice, même si l'on ne peut pas toujours en attendre plus que ce qui est écrit. Il demeure tout à l'écoute de ses interprètes et réagit avec habileté à leurs relatives faiblesses en cherchant à équilibrer les puissances sonores en jeu.
Avec un peu plus d'investissement scénique chez certains chanteurs, il aurait suffi de peu pour faire de cette version une très bonne référence en DVD, bien que le choix d'une version très complète, donc très longue, dilatant sentiments et effets, soit susceptible d'assoupir l'intérêt du spectateur. Le sans-faute vocal est en outre presque atteint, et rien ne vient réellement ternir la distribution.
À noter : Les Actes I, II et III sont proposés sur le DVD 1 ; l'Acte IV, sur le DVD 2.
Nicolas Mesnier-Nature