Dès les premières mesures de l'Ouverture, le spectateur sait à quoi s'en tenir : entrevues des coulisses, des décors, des costumes. Aucun doute, la fantaisie sera au rendez-vous. Les excellents instrumentistes de la Staatskapelle de Berlin sous la direction chevronnée et expérimentée de Daniel Barenboim nous démontrent qu'il ne suffit pas d'avoir des instruments anciens pour capter l'esprit de l'époque. Le ton donné à l'Ouverture nous conduit sans ambages dans le monde tourbillonnant brossé par Mozart. Les récitatifs seront assurés par des dialogues du clavecin et du pianoforte.Disons-le d'emblée : la distribution vocale excelle dans les redoutables mélodies inventées par Mozart. Les trois rôles féminins, Dorothea Röshmann dans Fiordiligi, Katharina Kammerloher dans Dorabella et Daniela Bruera dans la femme de chambre Despina, tiennent parfaitement leurs rôles respectifs de bourgeoises rigides influençables et de soubrette intéressée. La tessiture très étendue de Fiordiligi, à la belle voix puissante et claire dans les aigus, mais aussi teintée de couleurs sombres dans les graves, est un pendant idéal à la mezzo-soprano Dorabella, au rôle moins élaboré.
Tout aussi parfaits sont les équivalents masculins : Guglielmo à la belle voix puissante et souple de baryton, secondé par un Ferrando jouant sur une aisance et une émission vocale naturelle ne passant jamais en force. Le rôle du vieux célibataire cynique Don Alfonso ne dispose pas d'aria le mettant réellement en valeur mais compensera ce manque en composant un personnage à la forte présence scénique et à la puissante personnalité.
De fait, en plus d'assurer une magnifique prestation vocale, les six rôles jouent des personnages totalement réinventés dans leurs apparences physiques évoluant dans un cadre temporel totalement neuf.
Nous voilà donc transportés dans un univers que nous connaissons fort bien : les années 1970. D'abord dans un aéroport où se retrouvent les trois compères, au milieu des voyageurs pressés et des hôtesses d'accueil. Ensuite, dans un appartement de standing, avec garage, jardin et piscine. Les nombreux gros plans et angles de vision mettent en valeur l'incroyable détail des éléments du décor : rien n'est laissé au hasard, chaque élément compte. Pour les spectateurs ayant connu ces années marquées par la mode hippie, cela sera un régal : poste de télévision, téléphone, canapé à l'imprimé géométrique noir et blanc, revues, mobiliers, objets du quotidien, décorations murales, table basse, verres, bouteille d'alcool, verres avec pailles, paquets de chips… Les couleurs explosent : rouge sang, vert pomme, jaune citron, rose bonbon.
La pièce principale est au centre de cet appartement dont nous voyons toutes les pièces - salle de bain, toilettes, entrée - grâce à un système rappelant les plateaux de décor du cinéma faisant abstraction des cloisons. Un immense escalier à vis permet d'aller sur le toit du garage où se trouve une voiture, elle aussi d'époque. Cet espace décloisonné où de petits escaliers permettent une variation des hauteurs est barré par un fond représentant les immeubles d'en face. Sur le devant de la scène se trouve une pelouse agrémentée d'un arbre. La fosse d'orchestre est entourée d'un chemin lui aussi vert pelouse sur lequel les artistes peuvent évoluer. La fosse sera du reste un bref moment associée à une piscine grâce à une projection intérieure de lumière bleue et à la présence d'une petite échelle permettant aux chanteuses de donner l'illusion parfaite qu'elles sortent d'un bassin rempli d'eau.Les vêtements sont extrêmement soignés. Nos deux compères amoureux passent sans complexe de personnages standards de fonctionnaires avec chapeaux, costumes et parapluies à de farfelus hippies avec T-Shirt à l'image du Che, jeans effrangés et cheveux longs. Seul Don Alfonso se maintiendra dans un costume sombre aux poches remplies de billets de banque aux allures de Méphisto, cynique à souhait. Les deux femmes campent quant à elles deux types physiquement très différents. La petite aux cheveux noirs courts (en fait une perruque) pour Fiordiligi, la grande aux cheveux blonds. Elles correspondent parfaitement à deux bourgeoises coincées pleines de principes et de fausses pudeurs, des femmes de leur temps habillées à la mode évoluant dans un univers à leur image.
L'esprit des années 1970 explose dès le finale de l'Acte I avec Despina déguisée en médecin hindou et pendant tout l'Acte II : le chœur se transforme en un ensemble de copains venus faire la fête à grand renfort de joints, de fleurs lumineuses géantes, d'exercices de méditation et de couples éphémères. On assiste à une véritable explosion de couleurs des costumes dans l'apothéose du faux mariage hindou.
La lumière est habilement exploitée : ambiance nocturne particulièrement réussie à l'aide de belles couleurs bleu nuit associées à l'éclairage des immenses fleurs plantées dans le jardin.
Quelques scènes originales méritent une attention toute particulière. Ainsi, durant l'air "Come scoglio", Fiordiligi est entourée d'une cordelette par Dorabella alors qu'elle tient le portrait de son fiancé dans ses bras : belle concrétisation des liens affectifs. L'air de Guglielmo (no.15) est malicieusement montré comme un strip-tease où celui-ci finit en slip alors que son texte évoque les parties du corps. Lorsqu'il déclare sa flamme à Dorabella, il lui offre un cœur clignotant en plastique rouge, prenant une fois de plus au pied de la lettre le texte de Da Ponte, le librettiste de Mozart. Lors de sa tirade misogyne (no. 26) il cherche avec une lampe torche à éclairer les visages des spectatrices de la salle pendant que Ferrando creuse sa tombe dans le jardin. Dorabella, faisant le tour de la fosse d'orchestre exécute avec Daniel Barenboim un petit jeu comique parfaitement à sa place (no. 28). Enfin, ultime invention, Despina nouera des liens plus que d'amitié avec Don Alfonso.
Il est impossible de détailler ici toutes les innovations de mise en scène, mais tout est si bien pensé que jamais rien ne tombe dans le ridicule ou le grotesque. La machine comico-dramatique fonctionne à merveille grâce aux talents des chanteurs-acteurs à la présence scénique évidente et à la personnalité de Doris Dörrie à la mise en scène. Venue du cinéma allemand, elle transforme l'opéra de Mozart en film kitch hollywoodien.
Totalement anachronique mais se laissant regarder sans aucun ennui malgré ses nombreux récitatifs et ses quelque trois heures de durée, l'ensemble de ce spectacle se présente bien comme une des meilleures réussites iconoclastes visant à réactualiser visuellement un des piliers du répertoire classique. Le respect de l'esprit garantit un parallèle judicieux avec nos travers contemporains, si semblables à ceux du XVIIIe siècle.
L'audace de la metteur en scène a payé et trace une voie sur laquelle peut se diriger un public qui a lui aussi évolué avec le temps.
Un seul regret pourtant : des pistes sonores négligées par l'éditeur (lire Critique son) et différentes de celles annoncées sur la jaquette. Dommage pour les interprètes et la mise en scène car le label Tutti Ovation n'était pas loin.
Nicolas Mesnier-Nature