Boris Godounov fait partie de ces œuvres du répertoire lyrique dont la partition même pose problème, à l'image du Don Carlo de Giuseppe Verdi. En effet, non content de compter deux versions écrites de la main de Moussorgsky - l'une de 1869, l'autre de 1872 - nombre d'autres mains y ont apporté leur contribution, parfois portant sur une modification structurelle ou sur des détails, parfois sur des points très importants comme les deux versions totalement ou partiellement réorchestrées par Rimski-Korsakov, et deux autres encore par Chostakovitch. Ainsi, la structure, l'harmonisation et les coupures participent à un résultat qui peut se montrer plus ou moins probant. Mais toutes ces versions présentent le défaut de mettre de côté le modernisme et l'originalité de l'orchestration moderne de Moussorgsky. Ce n'est, de fait, que très récemment que l'on est retourné aux versions premières, et à l'écoute de cette production italienne, force est de reconnaître que tout est à y gagner.
La présente version de Boris Godounov est basée sur la première version de l'œuvre datant de 1869 enrichie de la scène finale de la version révisée par l'auteur en 1872, ici le tableau VII. Elle est le fruit du travail de refonte structurelle du metteur en scène Andrei Konchalowsky et du chef d'orchestre qui la dirige, Gianandrea Noseda, et propose deux grandes parties qui se partagent équitablement en huit tableaux.
Une dernière précision d'importance : l'Acte polonais de la version révisée de 1872 ne figure pas dans cet enregistrement.
Dans Boris Godounov, les voix masculines tiennent toutes le devant de la scène.
La figure dominante est bien entendu le rôle-titre dans lequel l'impressionnante basse Orlin Anastassov n'a aucune peine à convaincre. D'une carrure imposante sort une voix typiquement russe, émise avec facilité, tonnante sans être tonitruante, parfaite dans l'émission. Si son jeu demeure assez extraverti, le chanteur paraît pourtant souvent plus faible qu'autoritaire, dominé par les boyards, influencé par ses proches et hanté par ses visions. Il ne possède dès lors pas la stature hautaine et dominatrice qu'on attendrait d'une telle figure, le chanteur brossant un personnage plus homme que tsar.Le moine Pimène de Vladimir Vaneev (basse) constitue une association réussie avec le novice Grigory de Ian Storey (ténor). La longue scène commune de la cellule du monastère joue sur les contrastes entre sagesse et fougue, maturité et rêverie, ou doute et certitude sur fond d'histoire passée et d'événements à venir. Le statisme de la scène est compensé par la véracité psychologique donnée aux personnages. La voix de Vladimir Vaneev, quant à elle, est remplie d'amertume et de regrets intériorisés.
Les deux moines défroqués Varlaam (Vladimir Matorin) et Missail (Luca Casalin) apportent une détente nécessaire et bienvenue comme un pendant vocal à ce qui précède, mais dans un tout autre registre. Leurs attributs éthyliques et lubriques auraient pu prêter à l'exagération des gestes et des mimiques. Or il n'en est rien : efficacité rime ici avec tenue, dans les limites imparties aux personnages.
Les deux dernières figures importantes de l'opéra sont représentées par les ténors Peter Bronder en Chouisky et Evgeny Akimov en Innocent. Le chef des boyards est un personnage ambigu, fourbe et veule, trop proche du pouvoir suprême pour être honnête. La voix peu séduisante de Peter Bronder, peu nuancée et animée d'un vibrato dès qu'elle atteint le registre mezzo forte, convient finalement très bien à l'image qu'il donne. Les nombreuses confrontations qui le placent face au tsar sonnent vrai et son visage est très expressif. Quant à l'Innocent, il n'a aucune peine à imposer sa présence d'aveugle hirsute face à Boris. La stature physique du chanteur laisse d'ailleurs supposer faussement une voix très différente du registre de ténor.
Des rares et brefs rôles féminins, nous retiendrons essentiellement la tenancière cocasse de la mezzo soprano Nadezhda Serdjuk, bien en phase physiquement avec son personnage peu farouche et rondouillard face aux deux moines défroqués. La nourrice d'Elena Sommer n'a pas le temps de laisser un souvenir impérissable, pas plus que la Xenia d'Alessandra Marianelli, mais pour des raisons vocales. À moins de trouver, comme pour Chouisky, que sa frêle voix convient bien à une jeune fille éplorée à demi-folle.
Pour finir, le fils de Boris est dévolu à un jeune garçon qui présente des difficultés à trouver la justesse. Toutefois, l'avenir du futur tsar davantage porté sur les jeux et les études que sur le pouvoir trouve en sa fragilité un honnête répondant.
N'oublions pas de saluer la qualité des chœurs italiens, très nombreux, dont le jeu scénique vivant et expressif constitue un véritable personnage supplémentaire. Quant au chef Gianandrea Noseda, ayant participé à l'élaboration de cette version, son implication personnelle ne fait aucun doute, et c'est presque avec étonnement que l'on ne percevra jamais d'exagérations ni de débordements dans les scènes où il est facile d'en rajouter, à l'exemple de celle du couronnement. La verdeur et la crudité de l'orchestration originale de Moussorgsky ont tout à y gagner.
La mise en scène d'Andrei Konchalovsky donne elle aussi beaucoup dans la sobriété, tout comme les décors. Les lieux sont simplement évoqués : un écritoire dans la cellule, un tapis pour une scène d'intérieur… Mais, paradoxalement, les costumes étalent autant un luxe ostentatoire dans leur richesse qu’une vérité criante pour exprimer la pauvreté d'une condition. Les nombreux plans rapprochés attestent que rien n'est laissé au hasard, jusqu'aux verrues collées sur les visages et aux difformités physiques.
Pourtant, les caméras maitrisent mal certains cadrages, surtout lors des déplacements, et il arrive fréquemment qu'un acteur principal sorte maladroitement du champ visuel le temps de quelques secondes alors qu'il est en train de chanter, ce qui est franchement désagréable. Lors des nombreux travellings et des gestes rapides, les saccades permanentes de l'image sont par ailleurs inadmissibles.
Malgré ces réserves visuelles renforcées par l'aspect en permanence très sombre du plateau et l'omniprésence singulière d'un sol bleuté incliné vers l'avant, l'homogénéité des voix et la présence forte de certains interprètes emporte notre adhésion devant cette œuvre complexe et riche, proposée ici dans une nouvelle version condensée.
Lire le test du DVD de Boris Godounov
Nicolas Mesnier-Nature