Le danger qui menace toute production d’Aïda est de tomber dans le piège "péplum" qui n’en retiendrait que la Scène du triomphe. Le seul aspect visuel risquerait alors de privilégier le contenant sur son contenu. Ce serait oublier les subtilités d’une des plus belles partitions de Verdi. Oublier aussi la profondeur du personnage d’Aïda déchiré entre l’amour de Radamès, celui de son père et de sa patrie, et celle d'Amneris amoureuse éconduite de ce même guerrier vainqueur épris de sa propre esclave. Oublier, enfin, un orchestre qui rivalise de beautés et de climats épurés d’un Nil rêvé. Le fleuve a d’ailleurs accueilli la première de l’ouvrage pour les fêtes d'inauguration du canal de Suez, en 1871 au Caire, sous la direction de Giovanni Bottesini, contrebassiste réputé mais aussi chef d’orchestre. Dès 1869, l’inauguration spectaculaire du canal avait donné lieu à la commande d’un opéra par le Khédive égyptien, qui visait ainsi à renouer avec le faste de l’Égypte ancienne. Pour l’honorer, Verdi déploiera tout son génie créatif, celui d’orchestrateur et de dramaturge, qui nous vaut parmi les plus belles pages de l’art lyrique de son temps.
On peut trouver nombre d'arguments contre la production du Festival autrichien de Bregenz, mais elle n’est pas tombée dans ce piège du "péplum". La direction d’orchestre de Carlo Rizzi souligne justement sans cesse la richesse de la partition, tandis que la distribution vocale fait preuve de cette volonté de doter la représentation d'un maximum d’atouts. Plaignons alors ces pauvres artistes mis à l’épreuve d’une image quelconque voire triviale par une mise en scène, une direction d’acteurs plus que contestables et des costumes ineptes ! Ainsi, Amneris, à l'ouverture de l’Acte II, avec sa cohorte d’esclaves sexuels et de Barbies blondes vêtues de robes rose bonbon, est d’un ridicule achevé.
Plus tard, Aïda, dans son air d’introduction de l'Acte III, "O patria mia", se voit affublée d’une sorte de K-Way recouvrant blouse et pantalon du plus vilain effet. Son père, lorsqu'il sort ensuite de l’eau et l’y attire pour élaborer leur plan de fuite, se voit attifé, lui, d’une improbable veste fluo d’employé d’autoroute ! De surcroît l’élément liquide qui aurait pu, si près du Nil, figurer un bien bel apport n’est ici d’aucun attrait, ni dramatique ni expressif…
Vocalement, le magnifique Acte III, sommet de la partition de Verdi, jouit d’une distribution de belle tenue. Il ne fait pas de doute que les artistes sont aidés dans leur prestation par l’amplification - des micros haute fréquence sont accolés à leur visage - mais il n’en demeure pas moins qu’on entend ici une lecture de belle musicalité où les timbres rivalisent en charme sinon en beauté avec l’engagement dramatique. Iain Paterson campe un magnifique Amonasro, au timbre large, au phrasé digne des plus belles phrases que Verdi lui confie. Quelques réserves, cependant, pour le Radamès de Rubens Pelizzari, qui fait pourtant preuve d’instinct dramatique, mais son engagement s’impose à nos yeux plus qu’à nos oreilles. Quelque chose dans la nature même de son timbre, et dans la gestion de sa justesse parfois calamiteuse, ne parvient pas à emporter notre adhésion. Outre une question d’ordre technique, son sens musical au phrasé, finalement assez peu en phase avec le répertoire, trahit
les limites de son chant. On remarque sur la fin de l’Acte IV ("Io son disonorato !") qu’il rencontre de sérieuses difficultés : épuisé ou indisposé, il paraît au bout de ses moyens. L’Aïda de Tatian Serjan est de belle stature mais il serait permis de souhaiter une incarnation d’où ressorte plus de fragilité, une innocence faisant d’elle une victime plutôt qu’une coupable. Elle possède toutes les qualités vocales requises et sa musicalité confère à son chant une belle plénitude. Elle a la vraie carrure d’un rôle long, difficile, périlleux et y ajoute un certain fruité et une belle couleur dans les registres medium et grave qui la rendent assez vite attachante.
Iano Tamar chante une Amneris dont l’engagement ne faillit pas, sans jamais tomber dans la caricature un peu simpliste de la "méchante". Le timbre est quasi idéal pour la tessiture du rôle qui brûle souvent par ses emportements spectaculaires. Elle est bien à ce titre une parente plutôt proche de la Princesse Eboli de Don Carlo créé sept ans plus tôt, et qui compte sans doute avec Amneris parmi les plus beaux rôles de mezzo des opéras de Verdi. Mais le duo belliqueux de l'Acte III qui l'oppose à Radamès, son prisonnier préféré, est hélas corrompu tant par les éléments du décor que par le costume de Radamès qui, comme pour une improbable tempête, a conservé son anorak à bandes fluo. Face à cela, elle a fort à faire dans la partie la plus périlleuse de son rôle, tant dramatiquement (elle doit condamner celui qu’elle aime) que musicalement. À moitié immergée dans l’eau, sa vaillance paraît évidente.
Les voix graves d’hommes sont plutôt bien distribuées. Outre l'Amonasro de Iain Paterson, on appréciera notamment le Ramfis de Tigran Martirossian.
Quant à la direction musicale de Carlo Rizzi, elle est probablement l’unique point fort constant de la soirée. Le chef sous-tend le drame avec une présence et une efficacité incomparables. Il sait aussi souligner les finesses inouïes de la partition et son orchestration particulière qui font de cet opéra bien autre chose qu’un grand spectacle de haute tenue. L’orchestre symphonique de Vienne et les chœurs, abondants ici, suivent dans l’excellence la dynamique autant que la retenue chatoyante que Rizzi leur insuffle, et constituent un plus considérable.
On regrettera, pour conclure, que la production n’ait pas su bénéficier du cadre pourtant idyllique, voire magique, des bords du lac de Bregenz. À notre grande surprise, devant le palmarès remarquable de Graham Vick, son metteur en scène, elle n’a pas su, outre une gestion de l’espace où la caméra se perd parfois, apporter une vraie dimension épique au drame. Le cadre surdimensionné du lac de Bregenz dépasse de loin celui, raisonnable, dans lequel un décorateur et ses éclairagistes peuvent réaliser une production accessible et lisible.
Enfin, il n’est pas rare d’effectuer dans Aïda des coupures dans le Ballet ainsi que dans la Scène du triomphe. Il manque ici près de 20 minutes de musique si l’on en juge par comparaison, à la durée moyenne d’autres enregistrements. À la vue désordonnée ou triviale des mouvements de la présente mise en scène du triomphe, nous nous en passerons volontiers…
Partant, on se plaît à imaginer cette Aïda assez bien distribuée, dans un autre contexte scénique moins abracadabrantesque que celui-ci.
Lire le test du Blu-ray
Gilles Delatronchette