L’ouvrage, culte pour les uns autant que maudit pour son vérisme exacerbé par d'autres, demeure toutefois depuis sa création en 1902 à l’affiche de tous les grands théâtres d’opéra du monde. On lui reproche tour à tour son lyrisme vériste suranné et la surcharge de ses gestes expressifs tant sur le plan dramatique que mélodique. Il n’en demeure pas moins qu’il recèle plus d’une page passée à la postérité et un passage incontournable pour tous les belcantistes de l’histoire. Enrico Caruso (le premier Maurizio de l’histoire), Magda Oliviero, Mario del Monaco, Renata Tebaldi et plus récemment Renata Scotto, pour ne citer qu’eux, en assureront les plus mémorables incarnations.Il faut, pour ne pas tomber dans la caricature vériste, éviter plusieurs pièges, plusieurs écueils auxquels la partition prédispose. Il est indispensable de ne pas rajouter de dimension mélodramatique par un chant trop emprunt de préciosité inutile, de sons de poitrine péremptoires ou de langueur crémeuse à une écriture qui en regorge déjà. De même, Adriana - comédienne dans le livret -, doit se garder de forcer son jeu afin d’assurer que le public comprenne bien quand elle est comédienne et quand elle ne l’est plus. Le langage musical, avec ses ondulations harmoniques mouvantes, est d’une densité qui, si on n’y prend garde, fera vite chavirer notre appétit en même temps que le bon goût mesuré que requiert l’opéra. Certes, le genre n’est pas facile, et l’esthétique évolue tant que le public d’aujourd’hui est sensible à la bonne tenue du chant et du jeu, y compris pour le répertoire vériste dont Adriana Lecouvreur est l’éminent emblème.
Hélas cette production turinoise n’échappe pas aux regrettables excès dont il faudrait se garder. La justesse approximative du chant, due pour l’essentiel à un phrasé qui lie chaque note jusqu’à en abîmer la hauteur, rend pénible l’écoute au delà du premier quart d’heure de la représentation, aggravé par une mise en place où le supposé "truculent" de l’action devient désordre et discours laborieux. La première apparition d’Adriana devrait calmer cet inconfort avec son premier air, le superbe "Io son l’umile ancella", mais il n’en est rien. La voix de Micaela Carosi est belle, les moyens incontestables et généreux, mais la justesse n’est pas plus au rendez-vous que la sobriété du geste qui reflète une absence totale de mise en scène et flirte ici avec le précieux ridicule. À cet instant, la direction lente en devient presqueinvertébrée et se perd en alanguissements inutiles et fatals au mélodramatique ambiant.
Il faudra attendre l’arrivée éclatante du Maurizio de Marcelo Álvarez pour reprendre pied avec le diapason et enfin savourer un chant au phrasé exemplaire, une plénitude de beauté sonore et musicale. En l’absence de vraie direction dramatique et théâtrale, son jeu scénique est toutefois plus que sommaire. Mais on lui pardonne volontiers devant l’ardeur de son chant, sa beauté vocale et une vraie sensibilité au rôle. Avec Marcelo Álvarez, on en finit avec les "portandos" (liaison lourde d’une note à l’autre) douteux qui masquent les approximations d’intonation. Il campe un Maurizio qui se consume d’amour pour Adriana, juvénile, ardent et fragile à la fois, et on savoure une adéquation totale entre l’artiste et son rôle. Nous tenons ici le seul point fort de la production qui, musicalement, mérite le détour.À ses côtés, seuls le Prince de Bouillon, de Simone Del Savio, et l’Abbé de Chazeuil, de Luca Casalin, sauront trouver le ton juste, au sens propre comme au figuré. On regrette l’instabilité vocale et un certain malaise qui se dégage du Michonnet - en revanche plutôt bien joué - d’Alfonso Antoniozzi, au timbre pourtant agréable mais qui semble irrémédiablement voilé sinon endommagé. La Principessa di Bouillon est chantée par Marianne Cornetti, qui elle non plus n’évite guère la caricature, mais avant tout sur le plan théâtral. L’artiste ne nous épargne guère une certaine vulgarité d’allure, dans ses gestes, dans sa démarche, qu’elle peine à cacher vocalement par une technique habile. Mais reconnaissons-lui la justesse et une indéniable force de conviction, y compris dans l’excès. Le personnage, plus son interprète, peut sans doute l’y autoriser.
Face à un orchestre dont les moyens atteignent parfois leurs limites au regard des difficultés d’un langage fort élaboré, la direction de Renato Palumbo ne fait pas totalement le poids. Le lyrisme extrême de la partition donne une impression de facilité dont, en fait, le style d’écriture masque la difficulté.
Reste la production qui, sauf l'absence de direction d’acteurs, n'est pas le point le plus faible de cet enregistrement. Un beau travail sur les décors et les costumes, et un jeu de plateaux mobiles et astucieux pour représenter les deux scènes (celle que nous regardons et celle du théâtre où l’on joue), aurait pu transformer l’essai en véritable réussite. On le regrette d’autant que pour une fois, le rôle-titre d'Adriana Lecouvreur n’était pas distribué comme cela est si souvent le cas à une star en fin de carrière, qui emplit la salle mais dont seul le métier exemplaire sauve la mise. Ici l’héroïne est fraîche, belle et plausible. Mais les excès de son style de chant et sa tenue scénique ruinent ces qualités. Dommage…
Gilles Delatronchette