Viktor Ullmann et Alexander Zemlinsky se connaissaient mais leurs œuvres ne partagent pas le même style. La Cruche brisée fut composée par le premier dans les années 1941-1942 et Le Nain, par le second, entre 1919 et 1921. Ulmann comme Zemlinsky connurent la censure nazie s'appliquant aux œuvres musicales que le régime tenait pour "dégénérées" (lire notre Focus sur l'Entartete Musik).
La Cruche brisée, comédie légère pleine d'humour d'une quarantaine de minutes, a pour cadre historique la Hollande du XVIIe siècle et narre la recherche d'un coupable ayant brisé un objet familial précieux lors d'une visite nocturne chez une demoiselle. Le Nain - environ une heure vingt - est une tragédie émouvante peignant les rapports pervertis entre l'Infante d'Espagne, fille de Philippe II, et un nain, présenté comme faisant partie de ses "cadeaux d'anniversaire", qui se montre pourtant aussi sensible, profond et laid qu'elle est superficielle et belle.
La musique d'Ullmann tente clairement de prendre ses distances avec le post-romantisme allemand. Continue, brillante et légère, elle sonne en permanence comme un orchestre de chambre composé de solistes. Un clavecin ajoute à l'ambiance d'époque tout au long de l'opéra.
Quant à la partition de Zemlinsky, elle reste au contraire influencée par Strauss et Mahler, que le compositeur connaissait personnellement. Son orchestration opulente verse un flot ininterrompu de musique sur un parlando chanté très caractéristique de l'époque et agit en tant que commentaire de ce que l'on voit. Par exemple, l'évocation de la dentelle se retrouve quelques secondes aux cordes diaphanes de l'orchestre, tandis que celle du Nain annonce un personnage grotesque et contrefait par les pupitres de vents de l'orchestre, rythmiquement instables le temps de quelques mesures. On ne peut s'empêcher de penser à cet instant à ce qu'a fait Wagner pour Alberich ou Mime dans sa Tétralogie.
Si les rôles sont assez équitablement partagés avec Ullmann, celui du nain se développe pratiquement durant les deux tiers de la partition, et presque toujours en solo. Son lyrisme de plus en plus exacerbé s'oppose avec l'aspect lisse conféré à l'Infante, sans doute pour caractériser davantage les deux personnalités.
La distribution réunie par le chef d'orchestre James Conlon, fin connaisseur de l'univers moderniste de l'entre-deux-guerres, est quasiment parfaite.
Dans La Cruche brisée, le baryton James Johnson - également présent dans Les Oiseaux de Braunfels, testé par Tutti-magazine - est aussi à l'aise dans l'habit de juge de village comique que de chambellan rigide. Le chant est direct, sans chichis, et bien caractérisé. Elizabeth Bishop endosse le costume de Marthe, citadine bafouée, avec une assurance pleine d'entrain. Sa voix dynamique de mezzo convient bien à son personnage de bavarde. Seul le Ruprecht de Richard Cox s'avère insuffisant.
Dans Le Nain, Mary Dunleavy en Infante-poupée délurée et cyniquement joueuse nage avec aisance dans l'aquarium nauséeux de la cour d'Espagne sous Philippe II. D'aspect presque trop sympathique, celle qui n'hésitera pas à abandonner son "jouet" à la fin de l'opéra possède une voix flûtée de soprano en contraste idéal avec celle de l'étonnant ténor Rodrick Dixon, aussi puissant que subtil. Il soutient sans faillir le difficile rôle du nain contrefait, brillant esprit dans ses habits colorés aux allures de mage biblique. Criant de vérité, l'interprète émeut dans son amour pour la belle Infante et touche profondément lorsque le nain découvre son visage, lui qui n'avait jamais vu sa laideur dans un miroir.
Précisons que la musique extraordinaire dévolue aux rapports ambigus entre les deux protagonistes ne pouvait provenir d'un froid calcul intellectuel musical. On sait la passion qui unit Zemlinsky, le professeur, à Alma Schindler, l'élève qui, le trouvant trop laid, l'abandonna pour Gustav Mahler. On peut alors voir dans le nain le reflet du compositeur lui-même, et Alma dans le personnage de l'Infante d'Espagne. L'œuvre, créée 20 ans après les faits, servirait alors d'exutoire à son auteur…
Par ailleurs, Susan Anthony assure une bonne présence dramatique et vocale en tant que dame de compagnie de l'Infante, d'autant que sa position entre deux les deux principaux rôles peut être considérée comme délicate, voire ingrate.
Le reste de la distribution ne déroge pas en qualité.
Sur le plan visuel de la mise en scène, les décors stylisés d'une Hollande avec moulins tournants et pans de maisons sortis tout droits d'une bande dessinée, rentrent bien en phase avec le côté farce de La Cruche brisée, critique à peine voilée de la conception de la justice dans les années 20 en Allemagne. Les chanteurs qui apparaissent en silhouettes pour raconter les événements en prélude à l'opéra sont du meilleur effet.
Quant à la reconstitution de l'Espagne du Siècle d'Or qui sert de cadre au Nain, elle rappelle les outrances pompières de certaines productions du Met de New York dans un axe de réalisme forcené qui peut, ou non, plaire.
Ne seraient-ce les mêmes problèmes de masters audio et vidéos soulevés dans l'édition des Oiseaux, également disponible chez Arthaus Musik, on ne pourrait qu'applaudir sans réserve à la vue de ces œuvres rares de compositeurs toujours méconnus plus de 60 ans après leur disparition. James Conlon défend depuis longtemps cette musique, nous lui devons ces résurrections.
Lire le test du DVD Le Nain & La Cruche brisée
Nicolas Mesnier-Nature