Nous sommes au début des années 1960, le diplomate allemand Walter part avec son épouse Lisa pour le Brésil sur un paquebot. Celle-ci aperçoit parmi les passagers une femme qu'elle croit reconnaître comme une ancienne détenue d'Auschwitz où elle travaillait comme surveillante SS, ce qu'ignorait son mari. À la suite de cette révélation forcée, une crise conjugale et morale s'installe. Des flash-backs récurrents nous transportent dans le camp de concentration où nous faisons connaissance de Martha, la "passagère", et des détenues du baraquement des femmes. L'action évoque les rapports quotidiens entre prisonnières et surveillants : entraide, travail, maltraitance. Le commandant du camp décide d'organiser un concert au cours duquel un des prisonniers devra jouer sa valse préférée. Le musicien Tadeusz est envoyé chercher son instrument et retrouve par hasard Martha, sa fiancée. Ils parviennent à rester ensemble un moment grâce à la caution intéressée de Lisa. La surveillante pourra ainsi mieux contrôler les détenues en ayant une oreille et des yeux en la personne soumise de Martha. Une tentative de chantage se met en place, mais les deux amoureux refusent.
De retour sur le paquebot, nous apprenons que Lisa et Walter finissent par avoir la confirmation que la "passagère" est bien Martha…
Lors du concert au camp, Tadeusz refuse de jouer la valse du commandant qui s'avère être celle-là même que la "passagère" commande à l'orchestre, en mer. En lieu et place, Tadeusz joue la Chaconne de Bach. Ulcéré, le commandant ordonne son exécution. Lisa se retrouve face à elle-même, et Martha avec ses souvenirs…
Avec ce sujet original inspiré d'un roman autobiographique d'une ex-détenue, des interprètes exceptionnels totalement investis dans leur rôle, un orchestre et un chef motivés, une scénographie et une chorégraphie parfaitement maîtrisées en étroite relation avec le livret : la production du Bregenzer Festspiele servira de référence pour longtemps.Michelle Breedt interprète une Lisa absolument crédible dans ses nouveaux habits de bourgeoise rattrapée par son passé. Le poids d'antan pesant sur son existence 20 ans après les faits s'imprime sur chaque expression du visage, dans chaque geste, chaque déplacement. Elle parvient avec naturel à simuler l'oubli forcé, la joie ou la peur panique dans un mouvement de va-et-vient permanent. Dans un aller-retour constant entre indécision et crainte sur le bateau, et supériorité méprisante et manipulation sordide dans le camp, toute la complexité des sentiments humains surgit avec un brio digne des meilleurs acteurs. Toute l'expression de son chant suit exactement les contradictions du personnage : l'amoureuse dans le déni assistant à l'écroulement de son couple, la femme terrifiée, impuissante devant l'incompréhension, la violente SS calculatrice obéissante aveuglément aux ordres mais détournant à son profit le règlement. La voix de mezzo-soprano entre en juste phase avec ces dimensions contrastées, et permet de donner de l'assise aux injonctions, de la portée aux angoisses et du caractère à la fragilité.
Walter, le mari, se montre plus effacé scéniquement, mais Weinberg a su faire évoluer le personnage. Le diplomate, assuré au début de l'opéra, se transforme en mari dupé, puis révolté et inquiet pour sa carrière. Il glisse d'une moralité de parvenu à une déliquescence arrangeante et oublieuse destinée à garantir son statut social. Le registre de ténor de Roberto Saccà est plutôt inattendu en regard de celui de son épouse, mezzo. Comme pour elle, le caractère du personnage influe sur l'expression musicale, et la voix "pure" et légère a du mal à s'affirmer devant l'épouse moralement souillée, incontrôlable. L'effet est voulu et fonctionne, renforcé par l'allure apprêtée du personnage, intouchable haut fonctionnaire versatile.
Martha, enfin, par son registre de soprano, symbolise à elle seule la fragilité de tous les déportés, mais aussi leur volonté absolue de vivre. Dans le présent, silhouette fantomatique muette au visage couvert d'un voile blanc et aux déplacements lents et assurés, elle devient non-être humain au physique concentrationnaire dans le passé. Tout l'art d'Elena Kelessidi consiste par conséquent à donner un corps, une présence et une voix humaines au personnage de Martha, qui ne se dépouillera de son double habit de spectre parmi les vivants qu'à l'épilogue de l'œuvre. Son plaidoyer final, d'une véracité hallucinante jusqu'à la dernière note, ineffable, sur une musique enfin suspendue et redevenue calme, douce et mystérieuse, oblige les spectateurs à retenir leurs applaudissements.
Après un silence fédérateur de plusieurs secondes comme on en connaît rarement au concert, il sera alors permis de revenir à la réalité et au devoir de mémoire.
Quant au reste de la distribution, on ne peut que couvrir d'éloges jusqu'au plus petit rôle. On retiendra particulièrement la prestation vocale de la soprano Svetlana Doneva dans une chanson russe a cappella d'une intensité à vous arracher quelques larmes (tableau 6). Les chœurs se montrent également parfaits dans leur double rôle de passagers du paquebot et de prisonniers ou officiers du camp. Ils interviennent à la manière des chœurs du théâtre grec antique pour commenter l'action.
Eu égard à la complexité de l'orchestration, le jeune chef grec Teodor Currentzis dirige le Wiener Symphoniker avec toute la fougue et l'élan qu'il est possible d'imaginer et, de pianissimi ténébreux en fortissimi hurlants pour les scènes chocs du camp, parvient à maîtriser de semblable manière la légèreté insouciante de mise sur le paquebot.
La très surprenante Valse du commandant qui introduit l'Acte II et accompagne le tri des effets confisqués aux prisonniers lors de leur arrivée au camp se pare de la vulgarité des goûts musicaux du militaire. Les commentaires orchestraux de Weinberg que réclame l'action - crus, légers, violents ou chambristes, remplis de percussions - sont exprimés avec un souci permanent de clarté. Une oreille attentive détectera de nombreuses subtilités, des recherches acoustiques et des emprunts rendus parodiques (la Marche Militaire de Schubert, par exemple), des plagiats (la Chaconne de Bach) ou de la musique à la mode des années 1960. L'habileté de Teodor Currentzis est d'autant plus flagrante que l'écriture vocale ne repose pas sur des airs traditionnels d'opéra à numéros, mais davantage sur un récitatif chanté cherchant par moments la mélodie, à la manière de celui de Wagner dans la Tétralogie, tout en appartenant résolument au XXe siècle. La langue principale de l'œuvre est l'allemand mais, à l'image des nationalités européennes qui furent internées à Auschwitz, on chante aussi en français, polonais et russe dans La Passagère, et le Steward du paquebot est anglais…
Le parti pris de mise en scène tend vers le réalisme absolu. Mais pouvait-il en être autrement ? David Pountney a opté pour un décor en deux parties : le niveau supérieur, immobile, représente le pont du paquebot ; le niveau inférieur, mobile, les différentes parties du camp. Un contraste violent renforce encore cette rupture visuelle : blanc immaculé couvrant tout et tout le monde dans la partie haute ; ocre, gris et noir pour tout ce qui se situe en bas. Une lumière parfois très crue assure les transitions entre les scènes. Accessoires et costumes sont ancrés dans la réalité, l'équipe technique ayant visité Auschwitz et bénéficié des conseils de l'auteur du roman éponyme, Zofia Posmysz.
Mieczyław Weinberg a écrit en tout sept opéras : La Madonne et le soldat, d'après A. Medvedev ; L'amour de d'Artagnan, d'après A. Dumas ; Je vous félicite, d'après S. Alechem ; Lady Magnesia, d'après G. B. Shaw ; Le Portrait, d'après N. Gogol ; L'Idiot, d'après F. Dostoïevski. Pour le premier, La Passagère, à défaut d'avoir la possibilité d'entendre actuellement les six autres, il est difficile de positionner l'œuvre dans l'ensemble de cette production importante. Pourtant, il est permis d'avancer que cette première composition opératique s'accorde avec ce que peut composer un musicien dans sa pleine maturité artistique quand il s'investit dans une œuvre de longue haleine lui servant en quelque sorte d'exutoire personnel - toute la famille de Weinberg a été décimée dans les camps -.
Mieczyław Weinberg connut la censure nazie s'appliquant aux œuvres musicales que le régime tenait pour "dégénérées" (lire notre Focus sur l'Entartete Musik).
Enfin, on n'aura de cesse de louer l'impressionnante volonté, le courage et l'investissement des artistes et de l'équipe qui ont contribué à la réalisation scénique, puis éditoriale, presque parfaite, de cette œuvre majeure. Le luxueux livret illustré de 64 pages qui accompagne le disque reproduit intégralement le livret en allemand, anglais, français et polonais, mais ne propose malheureusement aucun commentaire détaillé de l'œuvre -.
Quoi qu'il en soit, grâce à l'éditeur Neos, ce chef-d'œuvre de Mieczyław Weinberg ne pourra désormais plus être ignoré.
Lire le test du DVD La Passagère
Nicolas Mesnier-Nature