L'Or du Rhin (Das Rheingold) comprend quatorze rôles, et il est rare qu'aucune partie chantée ne prête à fléchissement ou défaillance. Il faut pourtant se rendre à l'évidence : la qualité générale de ce casting, y compris pour les personnages secondaires que sont Donner, Froh, Freia et Erda, est tout à fait exceptionnelle. De la sorte, l'impression première est partagée entre le bon et l'excellent.
Pour commencer, Lisette Oropesa, Jennifer Johnson et Tamara Mumford - le trio initial des Filles du Rhin - parviennent à une unité vocale homogène. Sagement provocatrices, elles se montrent mesurées dans leurs ébats aquatiques et leurs déplacements car restreintes par un harnachement sécuritaire et une queue de sirène qui limite les mouvements. Le contraste avec l'affreux Alberich aurait pu être davantage marqué, plus violent et sardonique. Eric Owens joue, en effet, plutôt le gros lourdaud malhabile que le nain répugnant et obsédé, et la voix presque trop généreuse et bien ronde du chanteur donne parfois l'impression d'une démonstration de beau chant peu en phase avec la grossièreté et la maladresse qui caractérisent le personnage. Malgré une chevelure hirsute et un caparaçonnage de cuir luisant, la crédibilité de ce massif Alberich est moyenne : aussi bien face aux Filles du Rhin qu'en maître du Nibelheim ou encore prisonnier de Wotan et lanceur de malédiction, il ne nous donnera jamais le frisson.
La Scène 2 fait intervenir un des piliers attendus du cycle : le Wotan de Bryn Terfel. Le baryton-basse gallois assure une prestation excellente, tant au niveau vocal que scénique. Allure de colosse et visage barbu émergeant de longs cheveux destinés à cacher en partie son œil gauche (à défaut du bandeau de pirates habituel), c'est un plaisir jubilatoire de le voir, par des mimiques subtiles, appréhender le pouvoir immédiat de l'anneau sur le comportement, et d'admirer ses expressions faciales devenant révélatrices du plaisir dominateur procuré. Son épouse Fricka (Stephanie Blythe) a malheureusement du mal à s'imposer physiquement aux côtés d'une telle stature : davantage petite-bourgeoise rondelette que femme de dieu, on aurait facilement tendance en la voyant à s'expliquer les frasques extraconjugales de son mari. La sincérité de la mezzo-soprano n'est pourtant pas à mettre en doute, et l'on sent bien qu'elle est dans son rôle. La voix est assurée bien qu'à peine soutenue par un semblant de vibrato très discret, mais elle donne l'impression de jouer davantage l'effacement et la quasi soumission que la maîtresse femme susceptible de modifier le cours des choses. Cependant, nous attendrons La Walkyrie pour porter un jugement plus complet sur ce rôle.
Le petit rôle de Freia (Wendy Bryn Harmer), dont les interventions au cours de ce prologue se limitent presque à des appels au secours, impose une voix fraîche et cristalline tout à fait en accord avec l'incarnation de la gardienne des pommes d'or garantes de la jeunesse éternelle. Ici, en peu de temps, l'émotion naît, la fragilité semble évidente.
Toujours dans les rôles modestes, si Adam Diegel propose un Froh assez pâle, le Donner de Dwayne Croft impose sa présence, marteau en main tout aussi sonnant que sa voix se montre bien charpentée.
Loge est un clone wagnérien du Mercure romain : allure mobile et souple, entouré d'une aura de flammes et la chevelure rouquine dressée sur la tête, son souffle magique fera naître le feu dans les paumes de ses mains. Ce rôle ne s'apparente pas à celui d'un ténor héroïque wagnérien, aussi le timbre de Richard Croft, au volume moyen, convient bien au personnage malicieux voulu par Wagner.
Des deux géants Fasolt (Franz-Josef Selig) et Fafner (Hans-Peter König), on aurait pu attendre des basses plus profondes, du moins pour Fafner, même si on sent chez son interprète davantage de poids. En effet, il ne se dégage pas ici la forte impression de lourdeur et de menace attendue, et ni la tension latente issue d'un contrat non honoré puis des pourparlers, ni les chantages, les menaces et enfin le fratricide ne parviennent vraiment à nous concerner. Nous verrons comment Fafner évoluera dans la suite de la Tétralogie…
Avec le Mime de Gerhard Siegel, peut-être davantage que Wotan et Alberich, on pressent déjà que le ténor sera à même de proposer une interprétation tout à fait exceptionnelle du frère de ce dernier. Les gros plans cadrés sur ses expressions nous montrent un acteur au talent évident, qui sait parfaitement contrefaire la roublardise empreinte de peur, la traîtrise transpirante et les regards en biais aussi bien que la soumission porteuse de revanche à venir. Sa voix crache le texte, sans aucune volonté d'embellissement et l'on adhère immédiatement à sa composition tout en regrettant qu'Alberich lui ressemble si peu alors qu'il en est le "frère". Un immense talent que l'on a hâte de retrouver dans Siegfried et qui domine pour nous cet Or du Rhin.
Enfin, Patricia Bardon campe une Erda correcte mais sans aura divinatrice, dont on retiendra essentiellement, dans un premier temps, l'apparition scénique réussie… ce qui nous conduit à nous intéresser maintenant à l'aspect purement visuel de ce premier volet du Ring qui, selon son metteur en scène, est conçu comme une vision respectueuse de la tradition exprimée par une technologie moderne.
Les costumes constituent le véritable point faible de cette production. Les Filles du Rhin en résilles se présentent comme des sirènes gênées par leur queue alors qu'elles devraient batifoler au milieu des eaux. Wotan porte cuirasse comme un gladiateur romain aux allures de barbare mal peigné, tandis que Fricka se voit fagotée à la mode décadente du Bas-Empire et porte une perruque invraisemblable. Les Géants ont l'allure de Wisigoths aux biscotos rembourrés, leurs ceinturons rappellent celui d'Obélix et leurs chevelures et barbes mycéniennes retombent sur leurs peaux de bêtes. Froh et Donner portent semblable armure en plus d'une espèce de jupe en tissu indéfinissable. Loge semble pris dans un parachute dont toutes les sangles ressortent, Mime porte une casquette d'aviateur d'où émergent des cheveux rouquins tire-bouchonnés, Alberich est un rasta aux cuirs luisants et, enfin, Erda ressemble à une fraulein à nattes blondes. Bref, on ne peut pas dire qu'il se dégage une quelconque séduction vestimentaire et physique propre à anoblir les porteurs.
Pour ce qui est de l'aspect purement scénique, on peut légitimement se demander, dans une production qui se veut novatrice, comment imposer encore des illustrations - certes délicates, mais c'est là tout le travail du metteur en scène - aussi plates qu'un squelette de dinosaure et un crapaud en caoutchouc pour les deux métamorphoses d'Alberich ? Si le public reste muet à l'apparition des os préhistoriques, la salle semble éclater de rire à la vue du batracien. De fait, avec ces scènes, nous voilà plongés dans un Ring d'un autre âge que l'on croyait enterré.
La modernité de traitement voulue par Robert Lepage réside dans une immense et lourde machinerie composée de vingt-quatre pales aux mouvements parallèles et indépendants fonctionnant très souvent de manière symétrique de façon à former un décor évolutif qui accueille les artistes et permet leurs entrées et sorties. Des vidéos sont projetées sur ces pales et certaines réagissent aux mouvements des chanteurs. Les moments les plus réussis sont ceux des transitions, aux effets graphiques parfois magiques - les toutes dernières minutes si délicates de l'œuvre, avec l'apparition et la disparition de l'arc-en-ciel, par exemple - renforcés par un travail sur la lumière de toute beauté qui peut rappeler le résultat obtenu dans la Tétralogie de Valence mise en scène par Carlus Padrissa. Cet imposant décor d'apparence très simple (voir le documentaire Wagner's Ring) sera le seul utilisé tout au long du cycle. Nous verrons par la suite s'il génère ou pas une forme de monotonie.
Porté par un James Levine fidèle à lui-même en excellent accompagnateur qui connaît son Wagner, lui donne une couleur équilibrée et plutôt tranquille en même temps qu'il déroule les motifs de l'œuvre avec clarté, cet Or du Rhin du Met laisse toutefois dubitatif quant à sa volonté de contribuer à une image plus moderne de l'institution. Alors qu'à Barcelone, Carlus Padrissa joue la carte du modernisme sans concession, Robert Lepage mélange le plus conventionnel naturalisme d'un goût douteux à des effets graphiques de toute beauté. Le spectateur qui n'adhère ni à l'un ni à l'autre devra se reporter sur la performance vocale de la remarquable distribution pour maintenir son intérêt durant plusieurs heures. Est-ce pour autant suffisant pour faire de ce Ring une nouvelle et populaire référence moderne ?
La Walkyrie nous apportera sans doute d'autres éléments de réponse.
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En France, les différents opus du Ring du Met ne sont pas disponibles séparément, mais seulement en coffret DVD ou Blu-ray rassemblant les quatre éléments de la Tétralogie, accompagnés de l'excellent documentaire Wagner's Dream.
Retrouvez la biographie de Richard Wagner sur le site de notre partenaire Symphozik.info.
Nicolas Mesnier-Nature