Avec plus de trois heures, la durée importante de cet Orlando furioso est naturelle pour les œuvres scéniques baroques. En dépit du peu de popularité dont bénéficient les opéras de Vivaldi, la musique de son auteur y est immédiatement identifiable par ses tournures mélodiques, ses rythmes et ses harmonies si caractéristiques. À quelques notables exceptions près, un quatuor accompagne les chanteurs et le traitement vocal prend ses distances d'avec la musique religieuse du compositeur, bien plus lyrique et sensuelle. En revanche, les guirlandes de notes et l'outrance de certaines vocalises appartiennent bien au théâtre et ne cessent même de surprendre.
Dans Orlando furioso, l'écriture de rôles féminins est quasi exclusivement dévolue à la tessiture basse : pour trois mezzo-sopranos (Alcina, Bradamante et Medoro) et une contralto (Orlando), seul le personnage d'Angelica est confié à une soprano. Côté masculin : un unique baryton (Astolfo) et l'ambiguïté de tessiture d'un contre-ténor (Ruggiero). Cette distribution des voix apportera une couleur particulière au drame.Avec sa trentaine de cordes, ses flûtes, cors et trompettes par deux, ses trois hautbois, un clavecin, un théorbe et un violoncelle destinés au continuo des récitatifs, l'Ensemble Matheus se montre conforme aux nouveaux canons d'interprétations "à l'ancienne". La direction efficace et nerveuse de Jean-Christophe Spinosi donne un élan à la formation, élan non dénué de poésie lors de rares airs méditatifs. L'orchestre prend ici part à la belle réussite musicale de l'ensemble.
La distribution vocale féminine ne laisse aucun rôle de côté grâce à une répartition équilibrée des airs. L'ensemble des interprètes va à la rencontre de l'expressivité musicale, choix peu aisé dans des airs de virtuosité très techniques, et l'associe à un jeu scénique assez souple malgré une permanence de stéréotypes et une rigidité récurrente et assez peu naturelle dans les déplacements. La magicienne Alcina trouve en Jennifer Larmore un timbre assez agressif par moments, mais aux couleurs mûries bien en phase avec le personnage sombre et tourmenté, maître et victime, à l'origine de tous les problèmes de l'intrigue. Romina Basso (Medoro) et Kristina Hammarström (Bradamante) sont de très bonnes comédiennes, plutôt sobres, et leur chant demeure constamment bien timbré et expressif. Le personnage d'Angelica varie grandement d'un acte à l'autre et le registre utilisé par Vivaldi pour la seule voix de soprano de son opéra semble avoir été tiré vers le bas au détriment de l'aigu, au demeurant peu exploité. De fait, la tessiture de Verónica Cangemi s'exprime en deçà de ses possibilités, lesquelles nous paraissent ici volontairement restreintes. Quant à Christian Senn, l'unique baryton, il se tire avec aplomb d'un rôle qui tend à la figuration.
Mais, venons-en aux deux grands rôles de l'opéra : Orlando, interprété par la contralto Marie-Nicole Lemieux, et Ruggiero, par le contre-ténor Philippe Jaroussky.
Marie-Nicole Lemieux laissera au spectateur un sentiment partagé, tant au niveau du chant que de la comédie. Le rôle écrit par Vivaldi demande une virtuosité hors pair et les impressionnantes séries de notes vocalisées nécessitent un souffle énorme. Difficile, ici, d'oublier les époustouflantes démonstrations de Cecilia Bartoli dans ce genre d'écriture. Là où la perfection de la mezzo italienne ne vous lâche plus et coupe littéralement le souffle, l'usage permanent de notes détachées à l'effet disgracieux par la contralto canadienne abouti à un rendu saccadé accentué par la rapidité de l'accompagnement et compromet la fluidité autant que la souplesse que nous aurions grandement appréciées. Certes, le caractère "furioso" d'Orlando peut se comprendre ainsi et ses airs de colère et d'emportement s'exprimer par une gestion du souffle par saccades. Mais l'effet obtenu sur la durée dessert finalement le propos et caricature le rôle, bien que le timbre de la chanteuse reste riche et se montre remarquable et rare dans les graves. En outre, son jeu scénique est tout aussi excessif, et Orlando passe, de l'Acte I à l'Acte III, d'une certaine sobriété à la plus extravagante animation. Les récitatifs surjoués de la scène de la folie, finissent par lasser et, à vouloir trop en faire, l'effet finit par retomber. La chanteuse cherche-t-elle à masquer un chant imparfait par un jeu qui accapare tout sauf l'oreille ? Nous laisserons à chacun le soin de décider selon sa propre sensibilité.
Nombre d'amateurs se dirigeront à n'en pas douter vers cet Orlando Furioso en raison du nom de Philippe Jaroussky présent sur la jaquette du DVD. Pourtant, le rôle de Ruggiero est loin d'être le principal, mais il lui est réservé le plus bel air de l'opéra, le "Sol da te" de l'Acte I, accompagné par une miraculeuse flûte en bois. La perfection est vocalement de mise, mais le contre-ténor français s'inscrit comme tous ses partenaires dans un jeu scénique très théâtral et conditionné qui manque constamment de naturel. La grande pureté vocale naturelle du chanteur se trouve desservie par un jeu calculé trahi par les gros plans captés par la caméra.
Enfin, si cette production présente malgré tout de nombreux atouts, notre jugement globalement retenu est en grande partie justifié par la mise en scène de Pierre Audi, laquelle se situe totalement à l'encontre de l'image attachée à un opéra baroque, vénitien qui plus est. Couleurs, mélange de formes extravagantes, surcharge d'effets et irréalisme total caractérisent l'opéra du XVIIIe siècle. Or seuls survivent ici les costumes et un peu de mobilier d'époque. Le ton de camaïeu choisi, oscillant en variations de noir au gris durant plus de trois heures et bien peu relevé de ponctuations colorées, nourrit un ennui visuel qui s'inscrit en totale contradiction avec l'esprit de l’œuvre. De plus, la volonté nette de tirer un trait sur l'aspect merveilleux du livret n'est pas un bon choix. Anneau magique, philtre d'amour, magicienne, hippogriffe, caverne enchantée, mur d'acier, disparitions, maléfices… Presque tout cela disparaît au profit d'une nouvelle dramaturgie extrêmement limitée qui ne parvient aucunement à stimuler l'imagination.
Ce que donne à voir cette production d'Orlando Furioso contredit ce qu'elle donne à entendre, et l'œuvre s'en trouve ternie, au sens propre comme au figuré, par une faiblesse scénographique et dramaturgique. Face à cette démythification en règle, très à la mode, on serait presque tenté de conseiller d'écouter ce programme davantage que de le regarder, car la qualité des chanteurs est évidente, et emporte sans hésitation notre adhésion.
À noter : Ce DVD est accompagné d'un luxueux et épais livret en couleurs illustré de nombreuses photos. Les textes richement documentés sont proposés en français et en anglais.
Nicolas Mesnier-Nature