La captation de Tiziano Mancini restitue à merveille l'ambiance du Teatro Regio de Parme. Cette ville ne comporte pas moins de douze théâtres - en témoigne la passion des Parmesans pour la musique ! - et celui-ci est le plus prestigieux. C'est même, véritable berceau du mélodrame italien, l'un des plus fameux théâtres lyriques d'Italie. Le public de ce Théâtre "royal" n'est pas seulement passionné de musique lyrique, il est également très exigeant. Or, au cours de ces représentations des Lombards les 15 et 21 janvier 2009 qui ont abouti au présent montage, la constante approbation du public est palpable au travers des acclamations et autres bravissimi qui s'élèvent spontanément de la salle.
C'est dire si le chef d'orchestre Daniele Callegari a réussi son pari : faire en sorte que la lumière intense du quatrième opéra de Verdi ne soit plus éclipsée par celle du très célèbre Nabucco, composé une année auparavant. Or si Les Lombards paraît aujourd'hui devant nous dans sa lumière originelle, c'est du fait de la direction très précise et jamais emphatique de Callegari. Si elle ne se montre jamais ostentatoire, c'est parce que le chef fait toujours en sorte que le tissu orchestral ne soit jamais autosuffisant. L'orchestre, dans sa structure patiente, s'affirme comme la seule fondation des voix, permettant leur déploiement chatoyant, à l'émotion ardente, à la force extrême.
Ces voix ainsi mises en valeur sont d'abord, bien évidemment, celles des solistes : Roberto De Biasio, d'une belle intensité, modulant toujours avec une justesse tant musicale que dramaturgique une émotion que le spectateur perçoit comme réelle ; Michele Pertusi, baryton-basse adepte des grands rôles du répertoire Verdien (marquant dans son interprétation de Falstaff, pour laquelle il a obtenu un Grammy Award) ; Dimitra Theodossiou, formidable soprano à la virtuosité sans faille et à l'amplitude sonore incroyable, capable par ailleurs de grandes subtilités dans les nuances, et très à l'aise ici, comme plus largement dans Verdi dont elle a l'expérience. Dimitra Theodossiou a chanté les rôles d'Elisabetta dans Don Carlo, de Desdemona dans Otello, d'Abigaille dans Nabucco ou encore de Lady Macbeth.
À leurs côtés, Cristina Giannelli, Roberto Tagliavini, Gregory Bonfatti, Jansons Valdis, Francesco Meli et Daniela Pini font preuve d'un professionnalisme constant, lequel sert également à exalter une fêlure originelle, celle de l'humain telle qu'elle peut se lire dans les personnages qu'ils incarnent.
Mais si une présence vocale surpasse toutes les autres, c'est celle du chœur, omniprésent dans cet opéra, et s'affirmant avec superbe dès le début de l'œuvre. Magnifique chœur que celui du Teatro Regio, dirigé d'une main de maître par Martino Faggiani. Cette omniprésence chorale a du reste valu à Verdi l'affectueux surnom de "Papa dei cori" (pape des chœurs) par les Milanais après la création des Lombards à Milan en 1843. Et l'importance du chœur ne tient pas seulement à l'intensité de sa présence. En effet, cette présence a également un sens profond par rapport à la dramaturgie de l'opéra et le chœur rehausse le plus souvent de sa vigueur les points culminants des différents actes. À l'Acte III, il annonce l'arrivée d'un des chefs militaires lombards en Terre sainte. Au début de l'Acte IV, la vision de Giselda est rendue par un chœur d'"esprits célestes" et, intervention plus marquante encore, dans le tableau final, la masse chorale emphatique salue l'apparition de Jérusalem.
Cette présence chorale parfaitement mise en valeur est ce qui arrache le plus concrètement notre émotion car les voix du chœur offrent l'image sonore la plus juste du tragique. On trouvera même une résurgence du concept du chœur antique des tragédies grecques dans la présence de ce chœur verdien. Or, c'est bien de cela qu'il s'agit, tout au long du livret de Temistocle Solera, dans la mesure où le librettiste de Verdi a pris pour modèle littéraire un très long poème en vers de Tommaso Grossi paru en 1826.
En outre, il serait injuste de ne pas rappeler combien la magnificence des costumes est aussi ce qui permet une bonne mise en relief des voix, magnificence due à Santuzza Calì, à son inventivité néanmoins constamment soucieuse d'un respect de la vraisemblance du cadre spatio-temporel : Milan entre 1097 et 1099. Andrea Borelli a fait un travail formidable au niveau des éclairages, permettant l'expression du caractère sombre de ces Lombards par une fort belle utilisation du clair-obscur.
Aussi regretterons-nous que les nombreuses scènes sombres passent mal à l'image et mettent fort peu en valeur cette réussite. Cela est tout du moins le cas du DVD qui expose ici ses limites alors que le Blu-ray de ce programme se montre bien plus performant face à la difficulté de captation. Cependant, reconnaisons ici des mouvements de caméra précis et un montage sans heurt.
La mise en scène de Lamberto Puggelli privilégie constamment la première dimension du tragique dans le sens antique du terme, à savoir le majestueux. Sur le plan visuel, chacun des lieux restitués conserve en lui quelque chose de sa magie originelle. Une magie inscrite depuis la nuit des temps dans la Bible, mais aussi dans la mythologie ou les contes. En effet, au mépris de la règle de l'unité de lieu et de temps - ce qui constitue pratiquement une exception dans l'ensemble des opéras de Verdi - le compositeur évoque des lieux aussi différents que Milan, Antioche (aujourd'hui en Turquie), la vallée de Josaphat (également appelée vallée du Cédron) et le campement militaire placé devant les portes de Jérusalem, soit autant de lieux hauts en couleurs, ontologiquement propres à dérouler des tableaux spectaculaires.
Mais si l'opéra de Verdi se montre frappant par ce caractère majestueux superbement rendu ici, il nous est possible de parler véritablement de hiératisme, autre constante du tragique antique. Ce hiératisme tient à la tonalité du livret, bien sûr, où le sacré a toute sa place, et se trouve exalté, par exemple, par l'utilisation des flambeaux dans le chœur. Tout a été pensé pour que le public soit marqué en son plus intime par le caractère sacré et tragique de l'intrigue et l'on sera saisi par la danse éminemment lente du chœur, ample et inquiétante, qui annonce le pire à venir pour les protagonistes.
Parmi les scènes marquantes de ces Lombards, le spectateur retiendra à n'en pas douter l'instant, à l'acte III, où Oronte est baptisé dans une grotte par l'ermite après avoir été frappé à mort, et avant d'expirer dans les bras de Giselda… Voire, plus poignante encore, la scène de l'Acte I au cours de laquelle Pagano tue dans la chambre d'Arvino un homme endormi qui n'est autre que son propre père, ce dont il s'aperçoit après coup. Outre la présence du chœur, le tragique grec s'exprime également par ce discret retour à la figure d'Œdipe.
Et le spectateur ne cesse de songer à cette toute-puissance du tragique, y compris dans les moments où l'orchestre se fait plus léger, avec des timbres de piccolo, de triangle et de tambourin pour apporter des couleurs orientales au chœur des esclaves dans la scène du harem, ou comme lors du prélude au finale de l'Acte III, avec une envolée virtuose d'un premier violon soudain soliste. Ces ruptures de ton font toutes les couleurs de cet opéra et contribuent à notre enchantement. Elles assoient encore davantage le tragique en retardant les moments où il doit paraître de tous ses feux, et nous bousculer pour faire plus intime notre émotion…
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Matthieu Gosztola