Tutti-magazine a récemment critiqué les DVD et Blu-ray de Turandot filmé aux Arènes de Vérone et édités par Bel Air Classiques. Nous retrouvons dans la version du Met de New York proposée par Decca la même tête d'affiche dans le rôle-titre, à savoir Maria Guleghina devenue au fil des ans une incontournable Turandot sur la scène internationale, mais aussi la mise en scène de Franco Zeffirelli.
Créée à New York en décembre 1987 avec Eva Marton, cette production précède de nombreuses années la relecture faite pour Vérone en 2010. Si la scène du Met ne peut être comparée à l'espace scénique des Arènes, les décors de Zeffirelli ne se montrent aucunement restreints et c'est à une véritable fête visuelle que le metteur en scène convie le spectateur. Le peuple pékinois sous le joug de l'Empereur évolue dans un monde vivant et énergique plongé dans la nuit, au beau milieu de la violence d'un bourreau qui aiguise son sabre et d'un dragon aux yeux lumineux, symboles d'une Asie ancienne assez réaliste. À l'opposé, le Palais impérial exprime faste et bon goût dans une harmonie de couleurs exquises sur fond de vieil or. On pensera souvent à une texture de parchemin en admirant cette superbe composition picturale. Les costumes d'Anna Anni et de Dada Saligeri se fondent avec art dans l'optique du metteur en scène, et les lumières de Gil Weschler se montrent toujours idéales dans la mise en valeur des détails. Ils participent ensemble activement à la démarche esthétique.
Il serait toutefois simpliste de cataloguer la mise en scène de Zeffirelli parmi les belles machines sans âme. Dans le cas présent, le décorum se pare d'une sensibilité rare dans la direction des chanteurs. Et c'est sans doute là une des raisons de la longévité de cette production puisque la présente représentation est la 274e sur la scène du Met.
Le premier des partis pris de Zeffirelli est de faire de la Princesse Turandot un être humain blessé et non une de ces sphinges frigides qui ont hanté nombre de productions, transformant les sopranos dramatiques en haut-parleurs à décibels. Le chemin de Turandot vers l'amour de Calàf n'en devient que plus crédible.
Ensuite, le nombre de choristes, danseurs ou acrobates et figurants en quasi-permanence sur scène revêt une vraie signification. Ainsi, durant la scène des énigmes, tout ce qui entoure Turandot réagit dans une osmose parfaite aux paroles de la Princesse. Comme si les mots portés par la voix s'incarnaient dans toute la gestuelle savamment mise en œuvre autour de la cantatrice. Il faut reconnaître ici le talent du réalisateur Gary Halvorson à proposer des plans qui, à aucun moment, ne perdent le spectateur. Le montage d'une rare musicalité permet de plus une approche optimale de la subtilité de la mise en scène.
Autre aspect remarquable dans cette production : le traitement des ministres Ping, Pang et Pong. Souvent très statique dans la Scène I de l'Acte II ("Olà, Pang! Olà, Pong!… Ho una casanell'Honan") jusqu'à provoquer l'ennui et déprécier les subtilités de l'écriture puccinienne, le trio bénéficie ici d'une direction d'acteurs hors-pair. Jamais inactifs, les trois ministres vaquent chacun à des occupations ancrées dans un quotidien ancestral tandis que les phrases mélodiques s'échangent et se complètent jusqu'à créer un mode d'expression des plus naturels. Amusants, humains jusqu'à en devenir touchants, Ping, Pang et Pong apportent une dimension irremplaçable à l'Opéra. À partir de la Scène II du même Acte, les trois chanteurs sont incarnés par trois masques interprétés par des danseurs. Ce relais fonctionne parfaitement et ajoute une dimension vivante autour de Turandot.
De fait la mise en scène révèle de nombreux autres axes que le spectateur prendra plaisir à découvrir au travers de cette captation exemplaire.L'Orchestre du Metropolitan est placé sous la direction d'Andris Nelson. Le jeune chef adopte des tempi qui ne surprendront aucun connaisseur de l'œuvre, et les musiciens, excellents comme à l'accoutumée, répondent par de très belles sonorités et un parfait dosage de la dynamique appropriée à l'accompagnement des chanteurs. Mais il est difficile d'être aussi emballé par cette prestation que par celle de Giuliano Carella à la tête de l'Orchestra dell'Arena di Verona entendu dans le Turandot de Vérone. Le formidable détail au service de la flamboyance de l'orchestration que nous avons salué, bien qu'au détriment des voix, ne s'exprime ici que dans un accompagnement tout juste efficace des voix. La faute, sans doute, à un mixage qui a pris le parti de l'équilibre, ce dont on ne peut le blâmer. Reste que l'orchestre ne paraît pas s'exprimer tel qu'il le devrait pour servir au mieux la partition.
On pourra en outre reprocher la coupure aménagée à la fin de "Nessun dorma!" pour laisser le public applaudir, ce qui ne paraît pas indispensable au vu du montage proposé pour le DVD ou le Blu-ray et interrompt le flux musical de façon abrupte.
Maria Guleghina et Marcello Giordani interprètent les deux rôles principaux. Très souvent réunis, la soprano russe et le ténor italien forment un couple d'opéra depuis de nombreuses années. Lui, fidèle au répertoire verdien et puccinien, elle apportant sa maîtrise vocale aux grands rôles dramatiques réclamant d'immenses moyens. L'écriture musicale de Turandot lui convient parfaitement et ce n'est pas un hasard si elle chante si souvent ce rôle. Loin des interprétations à l'emporte-pièce, Maria Guleghina dote sa Princesse de nuances vocales, de retenues qui alternent avec des émissions forte toujours musicales, chargées d'harmoniques rondes. Le personnage gagne avec elle une humanité qui cohabite on ne peut mieux avec une forme de cruauté qui verse plus dans la méfiance et la peur de l'inconnu. Nous avons récemment critiqué le Turandot de Vérone. La voix de Maria Guleghina semblait quelque peu fatiguée et certains aigus étaient "difficiles". Ici, au Met, la performance est parfaite, toujours maîtrisée et musicale, à l'image de sa prestation dans le Turandot de Valence en 2008, disponible en Blu-ray et DVD chez C Major. L'omniprésence de Maria Guleghina en vidéo, il faut le souligner, est assez remarquable…
À ses côtés, Marcello Giordani incarne un Calàf assez conventionnel très attentif au contrôle de son chant. D'où une impression de jeu et d'expressions stéréotypés. Mais on s'inclinera devant une émission toujours juste et une puissance sans faille assortie de prises de risque comme peu de chanteurs les osent en live. Cependant, malgré un vibrato très contrôlé, le timbre n'est pas toujours très plaisant dans les forte. Il faut cependant préciser que la prise de son ne semble pas avantager le registre aigu du ténor, qui nous parvient serré et pauvre en harmoniques.Les rôles de Liu et Timur sont incarnés par Marina Poplavskaya et Samuel Ramey. À 67 ans, la basse américaine a bien le profil du vieux patriarche mais, si son incarnation est vocalement crédible, on pourra se montrer plus critique devant un vibrato d'une largeur qui n'a plus grand-chose de maîtrisé.
En revanche Marina Poplavskaya se montre parfaite dans le rôle de l'esclave amoureuse. Plutôt habituée aux rôles nobles qui conviennent parfaitement à sa voix et à son port de tête altier (Elisabeth de Valois dans Don Carlo, Amelia Grimaldi dans Simon Boccanegra, Desdémone dans Otello), on sera surpris par l'aisance de la soprano à se glisser dans la fragilité et la douleur de Liu. Le timbre coloré et riche de la chanteuse ne se montre en rien déplacé dans ce rôle dans la mesure où son interprétation est des plus justes. Nulle gestuelle parasite dans sa posture, mais une abnégation ressentie et touchante à chaque intervention qui hisse cette présence à la place de contrepoint féminin ménagé par Puccini.
Une des bonnes surprises de ce casting est le formidable trio formé par Joshua Hopkins (Ping), Tony Stevenson (Pang) et Eduardo Valdes (Pong). Rarement on aura vu une telle connivence entre les trois ministres pékinois. Les voix se répondent et s'assemblent avec le naturel requis et une bonne complémentarité de timbres. Emmenés par Joshua Hopkins, les trois chanteurs admirablement mis en scène apportent une formidable respiration au spectacle. La vivacité de leurs gestes synchronisés, la nostalgie débordante qu'ils expriment comme l'humour qui sous-tend le texte : tout est là, réuni avec maestria et chanté autant que joué par trois interprètes formidables.
Après 56 saisons au Met, le ténor américain Charles Anthony a fait ses adieux à la scène dans Turandot en interprétant l'Empereur Altoum en 2010. Nous le retrouvons ici dans ce rôle si souvent chanté qu'il tient de façon conventionnelle. L'incarnation prime sur le chant toutefois bien en place.
Le Mandarin de Keith Miller, beau timbre de baryton-basse, physique athlétique peu exploité ici, apporte une autorité naturelle à cet excellent casting.
Enfin, les chœurs du Metropolitan Opera, comme toujours, allient une vaillance et une musicalité parfaites à une présence scénique crédible et dynamique.
Parmi les récentes captations de Turandot, celle du Metropolitan Opera est sans aucun doute la meilleure. Le plateau réuni est de premier ordre et, surtout, fait vivre l'intelligente mise en scène de Franco Zeffirelli avec un art consommé du théâtre. Qui plus est, ce Turandot est un des plus aboutis visuellement et constituera sans doute une référence difficile à surpasser.
Lire le test du Blu-ray Turandot au Metropolitan
Philippe Banel