Il aura fallu attendre longtemps avant de pouvoir profiter en France de cette Flûte enchantée magique grâce au DVD. En effet, avant que le label Sony Classical le diffuse enfin à un niveau international, ce disque était en vente exclusive à la boutique du Metropolitan Opera et le site eBay le proposait, de fait, souvent à un prix quasiment inabordable. Nous applaudissons donc des deux mains cette disponibilité, qui plus est à prix on ne peut plus compétitif.
Avec Julie Taymor aux commandes de cette production de La Flûte enchantée, on ne pouvait s’attendre qu’à de l’original. Alliant un sens unique du design à une science consommée dans l’art d’utiliser les marionnettes, en compagnie du toujours remarquable Michael Curry - également son complice sur le Musical Le Roi Lion - la metteur en scène nous emporte réellement dans un autre monde, fait de poésie, de tendresse et d’imagination. Un enchantement de bout en bout, qui montre bien qu’on est loin d’avoir épuisé toutes les possibilités créatives des moyens d’expression traditionnels - voire universels car issus des quatre coins du monde - du théâtre. L’ancien et le moderne, le proche et le lointain, le clair et l’obscur se combinent ici idéalement dans une version qui tient de la référence.
La forte personnalité de Julie Taymor parvient même à faire passer les coupes parfois sévères infligées à la partition de Mozart, ainsi que le recours à la langue anglaise, afin de s’adresser plus directement au public familial de ces matinées du Met pour lesquelles ce spectacle était produit. Car rarement l’histoire aura été aussi bien servie.
Chaque détail de la mise en scène est à son service. Rien n’est anodin. Pas une baisse de tension, pas un moment qui ne renferme un trésor visuel ou un geste expressif. À tel point que, même si on ne comprend pas la langue, l’histoire est limpide, transparente. On peut vraiment parler ici d’Art total. L’émerveillement, le foisonnement visuel de ces ours dansants ou de ces oiseaux virevoltant ne saurait en rien cacher une vraie compréhension de l’histoire, dans ses ramifications aussi psychologiques qu’historiques. Il y en a pour tous les âges et tous les niveaux de compréhension. Dès lors, avec une imagerie si finement universelle, les jeunes Français non-anglophones y trouveront aussi leur compte de magie.
Ceci étant, cette captation n’est pas sans susciter quelques réserves, mais elles se situent ailleurs : vocalement, cette Flûte enchantée méritait mieux.
Certes, le Papageno de Nathan Gunn et sa Papagena, Jennifer Aylmer, sont parfaits et se fondent totalement dans l’esprit du Singspiel, finalement très proche de la comédie musicale sur ce plan, et les moments dialogués restent un pur plaisir !
Ying Huang nous offre également une belle Tamina, poignante, solide, avec beaucoup de personnalité dans la voix tandis que, dans la fosse, James Levine se montre toujours excellent, fidèle à lui-même dans son approche généreuse de la musique. Les tempi sont généralement allants, un sentiment renforcé par le fait que les coupures rendent l’action plus rapide. Mais le chef parvient néanmoins à conserver une ligne cohérente à l’ensemble.
Mais il est plus difficile d’adhérer au jeu distancié de Matthew Polenzani, aussi froid que sa performance vocale, uniforme et sans grâce. Quant à la Reine de la Nuit d’Erika Miklosa, ses vocalises sans faille ne peuvent faire oublier un timbre plat, une ornementation savonnée et une performance feinte, sans véritable ressenti.
Rien de catastrophique mais, au final, l’écart est d’autant plus sensible que la mise en scène est raffinée. Au contraire de cacher les limites vocales de cette distribution, la scénographie ne fait que les amplifier de par sa subtilité qui ne souffre aucun déséquilibre.Le bât blesse même davantage au niveau de la réalisation.
Gary Halvorson est un habitué du Met. Il connaît le lieu et ses multiples points de vue. Mais pour cette Flûte, il semble qu’il n’ait pas saisi l’esprit de cette mise en scène qui s’adresse réellement au public de la salle. Certes, Julie Taymor assume la dimension artisanale et humaine des marionnettes, et si les manipulateurs restent discrets, rien n’est fait pour les dissimuler complètement. La magie fait son œuvre naturellement, et c'est bien ainsi.
Mais certains costumes et effets (les trois Dames, par exemple) sont clairement destinés à être vus de loin alors que le réalisateur s’escrime à nous proposer des plans rapprochés. Sans compter les angles de vues, qui ne sont souvent pas les plus heureux. On sent Gary Halvorson mal à l’aise, incapable de capter une ambiance, une composition. Il est vrai qu’on est ici bien loin des productions traditionnelles du Met, souvent hyperréalistes, quasi cinématographiques, mais c’est aussi là tout le charme de cette version, authentiquement "théâtrale".
Le côté positif de la chose est en réalité que cette captation vous donne une furieuse envie d’aller au théâtre, d'espérer que cette production sera remontée, ou d'attendre impatiemment la prochaine mise en scène de sa créatrice… Ce qui n’est déjà pas si mal !
Jean-Claude Lanot