Richard Strauss a composé Ariane à Naxos sur un livret de Hugo von Hofmannsthal de la façon suivante : un Prologue, suivi d'un spectacle obtenu par l'intrication ironique de l'histoire d'Ariane abandonnée par Thésée à Naxos et d'un divertissement de comédiens dell'arte.
Acte unique : la représentation commence. Trois Nymphes observent Ariane évanouie, que son amant Thésée a abandonnée sur l'île de Naxos. Ariane s'éveille, toujours sous le regard des Nymphes auxquelles se sont joints les Comédiens italiens. La suite sera à découvrir… La distribution vocale de cette production, servie par la conduite énergique mais toujours nuancée de Vladimir Jurowski, se montre flamboyante. Soile Isokoski est parfaite dans le rôle de l'artiste "arrivée" au statut bien établi et habituée aux égards qu'est la Prima Donna. Avec une précision stupéfiante dans les placements de voix, tout au long du déploiement ardu, corseté même, de ce rôle de soprano dramatique, Soile Isokoski parvient, dans la texture de sa voix autant que dans son souffle, à interpréter cette Prima Donna telle qu'elle a été pensée originellement par Strauss, c'est-à-dire comme un rôle de grand soprano wagnérien.
Son pendant straussien masculin, Bacchus, est confié au ténor Sergey Skorokhodov, lequel équilibre bellement les modulations de son timbre, et se glisse parfaitement dans ce rôle qui exige à la fois force et amplitude. Et même si Strauss, n'aimant guère les ténors, a brossé au moyen de sa partition l'attitude épanouie d'un Heldentenor (posture avantageuse, voix éclatante et quelque peu forcée en hauteur et en intensité, fadeur extrême du texte, staticité des attitudes de scène), Sergey Skorokhodov parvient à insuffler une humanité inédite à ce rôle difficile. Humanité qui, doucement, fait naître l'émotion, à l'écoute de ce qui constitue par certains aspects une prouesse vocale. Si Strauss fait indéniablement de son Bacchus une caricature de ces personnages un peu vains et impotents du théâtre baroque et classique, Sergey Skorokhodov parvient à le rendre attachant par la sûreté de son chant, mais aussi par la virtuosité sans apprêt au moyen de laquelle il renouvelle le rôle.
Aussi à l'aise dans Mozart (Idamante dans Idomeneo, Re di Creta, Zerlina dans Don Giovanni, Cherubino dans Les Noces de Figaro) que dans Wagner où son interprétation de Wellgunde a marqué les esprits dans L'Or du Rhin et Le Crépuscule des Dieux, la mezzo-soprano Kate Lindsey* irradie de toute la chaleur de sa voix dans le rôle du compositeur. Du reste il n’y a rien de surprenant ici, tant Strauss entretient des liens féconds à la fois avec Mozart, dans le souci d'efficacité dramatique de la musique et dans le choix d'un allant inaltérable, et avec Wagner, dans la systématisation du leitmotiv comme c'est le cas avec Salomé, et dans la grandiloquence et l'expressivité pleinement assumées de l'orchestre. Aussi, nul étonnement à ce que sa présence vocale dans le rôle du Compositeur soit ici un enchantement. Faisant montre d'une virtuosité sans fard, toujours au plus près de la justesse du texte et de la musique, elle surprend par sa maturité. Il ne faut pas oublier non plus que ses talents dramatiques sont réels, comme le prouve le film (actuellement à l'affiche) de Michael Sturminger : Casanova Variations. La chanteuse, face à John Malkovich, y interprète superbement le rôle de Belline.
* Lire notre interview de Kate Lindsey…
Laura Claycomb est une Zerbinette convaincante, mais parfois entachée de certaines approximations, pour ne pas dire certains défauts, plus encore pour ce qui est de son expression scénique que pour ce qui est du déploiement vocal voulu par le rôle. Strauss fait en effet de Zerbinette une colorature, dont la virtuosité vocale n'a d'égale que la virtuosité amoureuse, or à aucun instant cette joie de vivre n'est rendue visible, audible ou palpable. À aucun moment son humanité, attendue dans la scène avec le compositeur, n'est criante, ceci du fait d'attitudes par trop outrées.
Or cela n'est pas vrai que de Laura Claycomb, mais de l'ensemble des chanteurs. Ainsi, la chorégraphie de Lucy Burge amenuise grandement la partition. Les expressions corporelles des chanteurs, du frémissement outré des mains à la manière caricaturale suivant laquelle les visages cherchent à exprimer des émotions à leur acmé, allient sans discontinuer préciosité et outrance appartenant en propre au cinéma expressionniste allemand des années 1920. Le choix du décor est également pour le moins malvenu. De nombreux détails montrent tout le soin apporté à la reconstitution d'un manoir anglais où la représentation privée d'un opéra est en préparation. "Le style à la fois du décor et des costumes permettra de situer clairement l'action en Angleterre aux alentours de 1940", remarque le metteur en scène. Puis vient la guerre, figurée au moyen d'un bombardement très réaliste, duquel naîtront des gerbes de flammes et l'effondrement partiel du décor, avec avions se profilant, faisant trembler le caisson de basse des possesseurs de Home Cinéma !
Choix d'une unité de lieu oblige, la seconde partie de l'opéra se produit en la même demeure. Quelques mois seulement ont passé. Le manoir accueille maintenant les blessés, et l'ensemble de l'habitation porte les stigmates de la guerre…
Or, en enracinant l'opéra de Strauss dans un temps et un lieu immédiatement reconnaissables, cette production fait perdre à Ariane à Naxos sa dimension intemporelle, qui tient à ses liens avec la mythologie, avec l'éblouissement qui naît en nous à l'instant précis où nous choisissons de nous en remettre, tout entiers, à la part d'ombre qui est le cœur battant du mythe. Et c'est cette part d'ombre qui permet à notre émotion de se déployer, à notre trouble de nous faire vaciller, car nous sommes libres de voir ce que nous voulons voir, libres de vivre, par le regard, ce qu'il nous tient à cœur de vivre. Alors qu'une époque et un lieu reconnaissables guident notre vision dans une direction donnée, l’assujettissent à la réalité rattachée et au lieu et à cette époque, le mythe, de par son imprécision, nous laisse construire le monde pouvant répondre le mieux à nos désirs, en ne faisant que dresser un cadre au sein duquel notre émotion pourra grandir.
En conclusion, par l'ensemble des choix de mise en scène et de chorégraphie, cette production de l'opéra de Strauss n'arrive jamais à rendre justice ni à la musique ni aux talents vocaux des chanteurs. Jamais l'émotion n'est véritablement et durablement au rendez-vous dans cet ensemble caricatural aux mouvements saccadés et outrés des chanteurs, vidé de sa teneur mythique. Une Ariane à Naxos somme toute bien décevante que la brillante captation du réalisateur François Roussillon ne parvient pas à rendre convaincante.
Lire le test du DVD Ariane à Naxos enregistré à Glyndebourne en 2013
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Matthieu Gosztola