On peut en effet parler de "retranscription" à propos du livret utilisé par Strauss dans la mesure où Salomé fut, selon l’historien Flavius Josèphe, une femme juive morte vers 72 après J.-C. Une femme, mais pas seulement. Une princesse aussi, puisqu’elle fut la fille d’Hérodiade et par conséquent la belle-fille du roi Hérode Antipas. Seulement, l’opéra de Strauss ne s’intéresse pas à l’histoire mais cherche, par une multitude de couleurs musicales, à donner vie au mythe. Un mythe qui a parcouru les siècles, d’adaptation en adaptation, souvent dans les domaines pictural et littéraire. La singulière écriture de 1905 pour Salomé entretient de profondes affinités avec Elektra, que Richard Strauss composera 4 ans plus tard. Affinités dues à la facture des deux œuvres, tant au niveau macro - ce sont des opéras en un seul Acte - qu’au niveau micro, celui des détails orchestraux dont fourmillent les deux partitions. Rapprocher ces deux compositions nous permet de comprendre à quel point l’opéra Salomé se situe, dans l’intention du compositeur, aux frontières de l’atonalité qu’il annonce par certains aspects comme dans Elektra. En outre, les deux opéras font résonner en leur sein de nombreux échos de l’œuvre de Wagner. Non pas tant du fait de leur facture musicale expressionniste qui leur donne une couleur typiquement straussienne, que surtout du fait de l’utilisation systématisée par Strauss du leitmotiv. À cette présence du leitmotiv, pour achever d’esquisser l’indispensable rapprochement avec Wagner, il faut ajouter pour Salomé l’ahurissante opulence instrumentale et vocale que cet opéra anime. En effet, dans l’orchestration, qui nécessite pas moins de 102 musiciens, interviennent notamment orgue, harmonium et percussions. Aussi ne peut-on qu’être peiné que cette masse orchestrale soit à ce point écrasée, à la fois par la direction trop évasive de Stefan Soltesz, et par une captation sonore guère enthousiasmante dans sa façon de restituer les couleurs de chaque pupitre. Il aurait fallu diriger l’orchestre de telle sorte que celui-ci exprime une intensité de vie, une vie zébrée par l’inquiétude, la beauté et le déchirement, en tout point comparable aux pages de la Tétralogie wagnérienne. Soltesz se montre beaucoup trop timide et trop peu soucieux des contrastes par lesquels la partition acquiert aussi sa spécificité.
Il faut remarquer que la présence wagnérienne propre à Salomé se fait sentir jusque dans la façon qu’ont les voix de se déployer dans cet opéra. Aussi aurait-il été judicieux de sélectionner des chanteurs pleinement accomplis dans l’art de Wagner… Si vocalement, Kim Begley se montre convaincant dans le rôle d’Hérode, son interprétation scénique gâche absolument la teneur de son expression vocale. Et que dire de Doris Soffel ? C'est incontestablement une grande voix. De plus, elle possède une connaissance empirique accomplie de l’œuvre lyrique de Strauss puisqu’elle a notamment interprété Klytämnestra dans Elektra, Clairon dans Capriccio ou encore Octavian dans Le Chevalier à la rose. À ceci, il faut ajouter son immense engagement scénique et vocal réussi dans l’œuvre de Wagner (Fricka dans L'Or du Rhin et La Walkyrie, Brangäne dans Tristan et Isolde, Kundry dans Parsifal…). Ces deux considérations laissaient présager le meilleur quant à son interprétation d’Herodias. Malheureusement, l’absence récurrente de nuances dans son jeu vocal et une interprétation scénique trop distanciée d'une véritable sincérité déçoivent. Seul Alan Held compose de saisissante manière le personnage de Jochanaan. Mais qu’en est-il maintenant de l'incarnation du rôle-titre par Angela Denoke ?
La soprano allemande ne restitue pas avec suffisamment de subtilités le chromatisme raffiné auquel Salomé est intimement associée, lequel s’oppose de très nette façon aux tonalités de Jochanaan (do majeur/la mineur). Mais cette critique doit être fortement tempérée par la difficulté que représente l'étendue vocale utilisée par Strauss pour sa Salomé. En effet, si la plus haute note de la partition correspond bien à la tessiture de soprano, la plus basse entraîne la chanteuse sous le registre d’une mezzo-soprano. On a ainsi, à certains moments, l’impression d’être face à une Isolde dans ses plus grands moments d’intensité dramatique. Aussi, chanter Salomé demande le volume, l’endurance et la puissance d’une grande soprano dramatique wagnérienne. Or, Angela Denoke ne possède malheureusement pas ces qualités, et cela se ressent pleinement tout au long de sa prestation. La soprano épouse constamment les limites de ses possibilités vocales au point que les torsions infligées à sa bouche semblent illustrer cette souffrance. Vraisemblablement peu à l’aise avec ce rôle, elle semble constamment se battre, cherchant phrasé après phrasé à trouver la justesse, l’amplitude et l’intensité suffisantes pour faire exister Salomé sans y parvenir jamais tout à fait. À ces faiblesses vocales s'ajoute un jeu scénique constamment forcé et une absence notable de finesse et de nuances. Les expressions quelque peu outrées flirtent avec la parodie et pourront même empêcher le spectateur d'apprécier la beauté à laquelle la musique de Strauss le convie pourtant sans cesse.
Toutefois, il serait injuste d'incriminer Angela Denoke uniquement quand, en matière de mise en scène et de chorégraphie, la direction incombe à Nikolaus Lehnhoff et à Denni Sayers. Tous les chanteurs évoluent ainsi dans le registre de la fausse démesure, semblant donner corps à une exagération qui nuit à la fois à la compréhension du texte et à l’émotion qui en découle. À titre d'exemple, le désir éprouvé par le roi Hérode pour Salomé est représenté de manière outrée comme une véritable concupiscence, brossée à gros traits caricaturaux. Hérode, spectateur de la Danse des sept voiles, transpire à grosses gouttes, ne tient pas en place, roule des yeux, cherche maladroitement et d’insistante façon le contact… Même la relation érotique entre Salomé et Jochanaan, nouveauté instaurée par Wilde, semble peu sincère, jusque dans le baiser final de la princesse sur la tête coupée de celui qui n’a pas voulu d’elle. Alors que, bien au contraire, ce baiser devrait nous toucher par sa sincérité, l'hyperréalisme de la reproduction de cette tête donne un tour frappant à l’opéra…
Aux faiblesses vocales dont pâtit fortement cette version de Salomé, vient donc s'ajouter la faiblesse de la mise en scène, cependant bien restituée par les mouvements de caméra et le montage de Thomas Grimm. En outre, les costumes de Bettina Walter se veulent tout à la fois criants de réalisme et anachroniques, cherchant à enraciner le mythe dans une relative modernité très discrètement empruntée à la Seconde guerre mondiale. Or, cet amalgame raté participe pleinement à l’impression de caricature sourdant sans discontinuer de la mise en scène dans son ensemble. Et si l’utilisation de la lumière de Duane Schuler contribue à nous donner le sentiment d’une démarche cherchant par tous les moyens à donner vie à l’outrance, rien de tel ne nous saisit au visionnage de cette captation. Tout juste de l’exubérance…
Lire le test du Blu-ray Salomé avec Angela Denoke
Retrouvez la biographie de Richard Strauss sur le site de notre partenaire Symphozik.info.
Matthieu Gosztola