Quand on assiste à l’opéra Otello de Rossini, on est en droit de se demander à quelle œuvre on a véritablement affaire : Un Barbier bis, dont il partage l’Air de la calomnie ? Un écrin pour le célébrissime Duo des Chats ? Ou encore à une version "seria" du Turc en Italie, dont il partage une partie du matériel ?
Force est de constater, à l’étude de cet Otello, que l’écriture rossinienne n’a rien de spécifique en matière d’émotion et de rapport au texte. La même ouverture peut aussi bien introduire un opéra-bouffe qu’un opéra seria. De même pour le matériel musical, réutilisable à l’envi par le compositeur, de façon quasi littérale, dans des situations complètement opposées.
C’est que Rossini n’impose rien. Il offre aux interprètes un boulevard inédit au XIXe siècle et compte sur leur talent pour s’emparer d’un matériel certes génial, mais générique, et pour se l’approprier tant sur le plan personnel que celui du personnage qu’ils incarnent.
C’est dire l’importance du choix des artistes et de leur implication. A fortiori quand la distribution requise est aussi uniforme que celle d’un opéra de Rossi ou de Cavalli, en faisant appel ici à pas moins de trois ténors. Difficulté encore accrue quand cet Otello, dans sa globalité, repose davantage sur des ensembles que sur des arias solistes.
Autant de défis musicaux posés lors de la mise en place de cet Otello qui n’a finalement qu’un lien diffus avec la pièce de Shakespeare dont il partage l’argument. Le livret de Francesco Maria Berio di Salsa déplace la scène à Chypre, atténue l’impact et l’intelligence de certains personnages tel Iago et, surtout, renforce le thème du racisme, lequel devient prééminent par rapport à la jalousie originelle.
Devant tant de difficultés, cette production, disons-le tout de go, tient fort bien la distance.…
Du côté des trois ténors, félicitations au directeur de casting car John Osborn, Javier Camarena et Edgardo Rocha sont des interprètes solides aux timbres nettement différenciés. À la manière des moteurs diesel d'antan, chacun d’entre eux a du mal à démarrer et à rentrer dans ce costume tout sauf unique que Rossini leur a taillé. Mais la direction de Muhai Tang fait petit à petit son effet et la mayonnaise prend définitivement à partir de l’Acte II : les chanteurs s’affirment alors dans leur rôle et dans leur personnalité musicale. John Osborne nous ravit d’aigus sublimes et virtuoses, Javier Camarena apporte une élégance aristocratique et glaciale à la fois tandis qu’Edgardo Rocha offre quant à lui un naturel et une évidence qui ancrent cette distribution dans le réel. Saluons également en cette réussite le travail réalisé avec le chef chez qui on sent une belle attention aux détails et à l’expressivité. On regrettera néanmoins qu’aux prouesses vocales et à la qualité d’interprétation s’ajoute un certain manque d’implication qui conduit les chanteurs à camper, à décrire ou encore à dépeindre leur personnage, certes avec grand talent, mais avec un réel défaut d’implication. L’explication nous semble tenir à la mise en scène de Moshe Leiser et Patrice Caurier. Certes, le déplacement de l’intrigue à une époque indéterminée mais sans conteste contemporaine agit plus nettement comme un miroir et fait immanquablement son effet. Mais, pour autant, la direction d’acteurs reste statique, irrémédiablement distanciée, comme bloquée à l’intérieur d’un espace lui-même privé de vie (chambre de Desdémone et appartement d’Otello en décrépitude) qu’il leur est impossible d’habiter. Sans compter certaines fautes de goût - pourquoi Desdémone s’asperge-t-elle ainsi de bière ? - cette direction d'acteurs n’arrive pas jusqu’au bout de sa bonne idée de départ et prive le drame de vie et de poésie, créant une forme de hiatus avec la musique.
Un comble quand on a pour soi Cecilia Bartoli. En tout point au-dessus de tout qualificatif, elle justifie à elle seule, s’il était besoin, l’acquisition de ce programme. Tant de musicalité (désarmant Air du Saule), tant de virtuosité et de présence vocale sur toute la tessiture… La mezzo-soprano fait montre d'un évident esprit d’équipe, tant dans les ensembles vocaux que dans son rapport à l’orchestre, notamment lors des récitatifs orchestrés, parfaitement millimétrés quant aux notes et au texte. Pourtant, on sent bien qu'elle ne parvient pas à trouver une adéquation entre la musique et la mise en scène. Un peu comme si la grande dame était à l’étroit dans sa petite robe noire et qu'il faille parfois fermer les yeux pour goûter pleinement l’art infini que la chanteuse investit et déploie dans le rôle de Desdémone.
Un regret qui ne nous fera pas, à l’instar du public du Théâtre des Champs-Élysées, huer cette production zurichoise qui restera, malgré ces quelques limites, une référence pour cet Otello de Rossini, peu joué pour les raisons que nous avons évoquées plus haut.
Lire le test du DVD Otello de Rossini avec Cecilia Bartoli
Retrouvez la biographie de Gioachino Rossini sur le site de notre partenaire Symphozik.info
Jean-Claude Lanot