Dès l'Ouverture, la direction de Barry Wordsworth se montre fine, délicate et la rythmique s'exprime avec une musicalité superbe. Les musiciens de l'Orchestre de la Royal Opera House installés dans la fosse délivrent un message à la fois dense et doué d'une belle profondeur, et l'on constatera par la suite que cette direction sera aussi attentive à la partition qu'aux danseurs qu'il s'agit de soutenir constamment. Le rideau se lève sur un décor encore plongé dans la pénombre et, déjà, la fibre théâtrale de Kenneth MacMillan s'exprime à travers la mise en place des danseurs. Déjà les regards s'échangent avec une contenance qui fait vivre les personnages alors que Rosaline descend avec noblesse le grand escalier. Les somptueux costumes de Nicholas Georgiadis sont mis en valeur de façon splendide par les danseurs. Les entrées successives réglées au millimètre montrent avec quel art le chorégraphe parvient à donner vie au tableau en préservant une lisibilité parfaite. La danse s'installe progressivement dans les pas et s'immisce dans le théâtre avec efficacité.
Les combats qui ne tardent pas à prendre place sont aussi extrêmement bien réglés. On retrouvera dans les bonus de ce programme un court documentaire particulièrement édifiant sur les répétitions des scènes d'affrontements. La caméra suit plutôt bien les évolutions des artistes sur scène mais on aura du mal à comprendre certains cadrages trop serrés sur les bustes.
Gary Avis en Prince de Vérone impose au premier regard une solidité incontestable propre à maîtriser les deux familles rivales. Ce danseur habitué à de nombreux rôles de caractères brille par sa présence théâtrale. La réconciliation que le Prince tente de mettre en place devient un grand moment de théâtre où les deux familles rivales s'opposent derrière la noblesse des gestes et les sourires factices.
La scène de la chambre de Juliette nous montre très vite l'habileté de Lauren Cuthbertson à incarner une jeune Juliette, et les rapports qu'elle entretient avec l'excellente nourrice de Kristen McNally ou sa mère Lady Capulet (Christina Arestis) sont si bien joués qu'ils nous permettent d'y croire. Valeri Hristov campe un Paris suffisamment impersonnel pour que nous puissions très vite comprendre le peu d'intérêt qu'il éveille en Juliette avant sa rencontre déterminante avec Roméo.L'arrivée des convives chez les Capulet est également l'occasion d'apprécier avec quelle imagination MacMillan sait animer tout ce qui ne paraît pas essentiel dans le ballet mais participe à construite un cadre qui permet à la danse pure de s'épanouir lorsqu'elle intervient, et toujours à bon escient. De fait, avec lui, ces transitions deviennent essentielles dans la mesure où elles construisent les personnages et les situations tout en délivrant des sentiments forts, voire parfois quelques notes d'humour, comme ces porteurs de chaises assoupis dans l'attente du retour de leur noble maîtresse. À nul moment de ce Roméo et Juliette la narration ne faiblit et le spectateur, dès lors, est pris en charge du lever de rideau à la funeste conclusion du drame.
Toujours devant la demeure des Capulet, l'arrivée de Roméo (Federico Bonelli), Mercutio (Alexander Campbell) et Benvolio (David Trzensimiech) donne lieu à une démonstration de synchronisation de trois danseurs au travers de sauts et tours brillants. On les appréciera à l'aune de la difficulté.
La Danse des chevaliers qui ouvre la grande scène de bal sur la célèbre musique de Prokofiev permet une nouvelle fois d'admirer le soin apporté à l'aspect visuel de la production, et cette scène est un ravissement par les mariages de couleurs qu'elle propose. Le pas de deux qui réunit Paris et Juliette permet à la danseuse de montrer de très belles qualités de danse, soutenue par un partenaire attentif et très bon porteur. Sa danse est précise, propre et respire avec une certaine amplitude. Mais alors pourquoi cette prestation n'est-elle pas entièrement convaincante ? Il semblerait que, malgré l'adéquation entre l'artiste et le personnage de Juliette, quelque chose ne passe pas entre la danse et le spectateur. Se remémorer la Juliette bouleversante d'Alessandra Ferri sur cette même scène du Royal Opera House est peut-être l'explication à cette légère déception devant une incarnation somme toute réussie.
On qualifiera la danse de Federico Bonelli de semblable façon. La propreté de la technique s'exprime avec grande musicalité également mais il manque cette flamme qui peut donner une âme à Roméo. Une certaine passivité aussi, sans doute. Le corps de ballet féminin du Royal Ballet qui l'accompagne dans sa variation montre de très belles qualités artistiques assorties de ports de tête superbes dans un ensemble délicat et parfait.
La variation de Mercutio est brillamment dansée par Alexander Campbell, petit gabarit très à l'aise avec la rythmique, la gestuelle et la précision exigées par la chorégraphie.
Le premier pas de deux de Roméo et Juliette en marge du bal, montre deux danseurs particulièrement bien assortis pour former ce couple mythique. Cette première rencontre est particulièrement bien rendue par la fraîcheur des deux interprètes. Les premiers émois se lisent sur les corps et sur les visages à travers les pas magnifiques de MacMillan. Mais c'est bien entendu la Scène du balcon qui clôt l'Acte I qui permet davantage aux danseurs de donner vie au couple, et l'on remarquera que cette récente captation Haute Définition nous permet d'apprécier pour la première fois en vidéo le raffinement du décor également conçu par Nicholas Georgiadis. Sur les sonorités subtiles de l'orgue, la fine silhouette de Juliette apparaît au balcon et c'est avec un véritable bonheur que nous découvrons enfin une Juliette dont le frémissement intérieur est parfaitement véhiculé par les gestes et l'expression de Lauren Cuthbertson. Lorsque, quelques mesures plus tard, Roméo la prend par la main, nous sommes également enchantés de découvrir en Federico Bonelli l'expression d'une émotion difficile à contenir et qui permet aux deux danseurs de trouver une harmonie d'inspiration, excellent préambule au pas de deux proprement dit à venir après la variation technique de Roméo. Une variation parfaitement dansée mais que la caméra isole des réactions de Juliette qui le regarde et tend à rompre la mise en place de la relation que viennent juste de réussir les deux interprètes. La respiration du couple sera harmonieuse dans tous les magnifiques pas composés par MacMillan pour ce passage qui, à lui seul, pourrait inscrire son auteur au Panthéon des chorégraphes. Les très beaux portés sont magnifiquement enchaînés par les danseurs et à aucun moment la technique ne décline pour révéler la moindre faiblesse à quelque niveau que ce soit. Cependant, si le climax est rapidement installé et la qualité de la danse se montre irréprochable, on regrettera chez cette Juliette une amplitude de mouvements un peu courte et des ports de bras que l'on souhaiterait voir prolongés dans leur intention. Roméo danse pour ainsi dire de même mais cela est nettement moins gênant tant la danseuse est ici essentielle. Peut-on pour autant dire que la perfection technique devient ici la limite que l'on voudrait repousser ? Sommes-nous témoin d'une interprétation qui ne peut donner plus dans cette direction si difficile à emprunter ? Chacun se fera ici sa propre opinion en fonction de sa connaissance du ballet et, plus simplement, de sa propre sensibilité.
L'harmonie des ocres qui caractérise l'esthétique de la place du marché que l'on découvre au début de l'Acte II est à nouveau enrichie par les costumes colorés dans une harmonie totale. Les danseurs du Royal Ballet montrent leur expertise en matière de rôles de composition et le réalisme du quotidien exposé est admirable. Ajoutons que le tableau est animé avec vie par ces véritables danseurs-acteurs qui livrent une danse d'ensemble à la dynamique fédératrice et toujours très expressive. Cependant, à nouveau, de discutables cadrages trop serrés sur les bustes ne rendent pas justice à la précision des jeux de jambes des interprètes et rompent leur ligne pourtant si importante. On sera surpris par de tels partis pris de la part du réalisateur Ross MacGibbon, ancien danseur de la compagnie.
Dans ce que Prokofiev a appelé la "Danse des cinq couples", Roméo, Mercutio et Benvolio se voient confiée, tour à tour ou ensemble, une succession de pas rapides. Federico Bonelli, tout en restant très propre, semble avoir du mal à suivre le rythme difficile imposé par la battue du chef et l'exécution paraît un peu molle. Tel n'est pas le cas des danseurs de la Danse des mandolines à l'énergie fort bien synchronisée.
Voir la nourrice de Juliette aux prises avec les trois compères est à nouveau une séquence d'humour parfaitement réglée et jouée par une Kristen McNally parfaite bien qu'un peu jeune pour ce rôle de maturité, qui plus est très théâtral.
La scène du mariage se déroule dans un admirable décor à peine éclairé dont nous distinguons tout de même les fresques d'inspiration orthodoxe. Christopher Newton a troqué son costume de Lord Montaigu pour celui de Frère Laurent et habite ce rôle avec un recueillement étonnant qui parvient à apporter une dimension sacrée au mariage des deux jeunes amants.
Retour sur la place du marché et au dynamisme qui se dégage des artistes pour l'affrontement entre Tybalt, superbe Bennett Gartside, et Mercutio. Les deux danseurs montrent une belle énergie au duel, et les déplacements du corps de ballets ponctuent l'affrontement avec efficacité. La blessure de Mercutio, puis sa mort, est parfaitement jouée et la tension qui jaillit de la musique et de l'image nous cueille sans prendre garde. Tout aussi énergique est le duel qui oppose Tybalt à Roméo, vengeur. La mort de Tybalt, crédible comme rarement, déclenche une réaction paroxystique de Lady Capulet magistralement interprétée par une Christina Arestis impressionnante dans son excès de douleur maternelle.
L'Introduction musicale tendue de l'Acte III permettra d'apprécier la finesse et la moelleux des cordes de l'orchestre avant de pénétrer dans l'intimité de la chambre de Juliette où nous découvrons la jeune fille allongée au côté de Roméo. Le pas de deux qui unit les amoureux avant le départ de Roméo apporte une dimension différente à l'émotion dégagée par les danseurs qui instillent une note de souffrance dans leur regard. Le vocabulaire de MacMillan retourne à l'esthétique de la Scène du balcon avec excellence, mais on retrouve aussi dans certains pas heurtés et portés complexes qui lient les deux corps, ce qui caractérise un autre de ses grands ballets à thème : Manon (L'Histoire de Manon).
La réapparition de Paris accompagné de Lady et Lord Capulet permet de mettre en place une nouvelle scène de théâtre habilement menée. Après avoir exprimé son refus d'épouser Paris, Juliette reste seule et Lauren Cuthbertson investit avec puissance la teneur dramatique de la situation. Dès lors, l'évolution du personnage de Juliette conviendra parfaitement à la danseuse que l'on sent totalement investie, que ce soit face à un Frère Laurent compréhensif qu'elle vient trouver et qui lui remet une fiole de poison, ou face à Paris devant lequel elle finit par capituler, abandonnant toute réaction pour satisfaire la volonté de ses parents. L'expression du corps face au flacon de drogue qui lui donnera l'apparence de la mort devient l'illustration des tourments intérieurs de la jeune fille, tandis que les gros plans sur son visage nous montrent à quel point le pouvoir expressif de la danseuse passe par son regard.
Les amies de Juliette entrent dans la chambre pour un beau moment triste chorégraphié en décalage avec la situation, ce qui en décuple la portée. Juliette passe pour morte aux yeux de tous et le rideau se baisse sur la Scène 3, habillée par le silence de la salle.
La dernière scène nous plonge dans la crypte de la famille Capulet. Le corps de Juliette gît sur la pierre tombale, au pied de deux immenses et inquiétantes statues d'anges. On devine plus qu'on ne voit les personnages munis de flambeau qui gravitent autour de la tombe, si ce n'est Lord Capulet et Paris. Roméo fait irruption et le poignarde avant de s'emparer du corps sans vie de Juliette qu'il manipule comme une poupée désarticulée. On remarquera ici la ressemblance du vocabulaire chorégraphique employé par MacMillan pour sa Manon mourant au côté du Chevalier Des Grieux désespéré à la Nouvelle-Orléans. La triste fin des amants est amenée avec un sens de la tragédie dénué d'artifice permettant à la sublime musique de Prokofiev de s'exprimer pleinement. Cette conclusion également magistrale sur le plan chorégraphique laissera le spectateur sur un tableau morbide et noble divinement éclairé.
Ce Roméo et Juliette n'est peut-être pas totalement celui que nous rêvions de voir mais il s'approche d'une certaine perfection et témoigne non seulement de la pérennité d'une production créée en 1965 mais de la place importante du Royal Ballet sur la scène mondiale de la danse.
À noter : L'éditeur Opus Arte a particulièrement soigné la présentation de ce produit en présentant le boîtier du disque protégé par un fourreau métallisé avec titre embossé du plus bel effet.
Lire le test du Blu-ray Roméo et Juliette avec Lauren Cuthbertson et Federico Bonelli
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Philippe Banel