Cette production milanaise de Notre-Dame de Paris est en tout point fidèle au ballet de Roland Petit créé par le Ballet de l'Opéra national de Paris le 11 décembre 1965. Luigi Bonino, qui a longtemps travaillé avec le chorégraphe et qui témoigne dans le documentaire proposé en annexe, est garant de la justesse de l'apprentissage de la chorégraphie originale par la compagnie de ballet de La Scala… On retrouve, bien sûr ici aussi les décors modulables de René Allio magistralement mis en lumière par Jean-Michel Désiré et les célèbres costumes simples et multicolores dessinés par Yves Saint-Laurent au sujet desquels le couturier disait en 1996 :"J'ai voulu que les costumes soient colorés comme les vitraux d'une cathédrale et j'ai emprunté à Mondrian le costume de Phœbus". Du côté de la fosse l'Orchestre de la Scala est placé sous la direction de Paul Connely, chef habitué à diriger des ballets dans les plus grands théâtres.Cette captation a été réalisée en février 2013 sur la scène de La Scala de Milan. La danseuse russe Natalia Osipova interprète le rôle d'Esmeralda, Roberto Bolle, celui de Quasimodo, un rôle dans lequel on ne l'attendait pas forcément et dont il s'explique dans les suppléments du programme, Mick Zeni endosse les désirs refoulés du prêtre Frollo, et le danseur d'origine albanaise Eric Nezha incarne l'officier Phœbus.
Dans le programme édité par l'Opéra de Paris pour sa reprise de Notre-Dame de Paris en 1974, Roland Petit s'exprimait ainsi : "Je vois les trois personnages de cette passion fatale comme des êtres à part : comme l'amour, Esmeralda est enfant de bohème, donc, suspectée d'être un peu sorcière. Quasimodo n'est pas un monstre, c'est plutôt un type complexé, parce qu'il a eu un accident. Deux êtres que l'on rejette pour leurs différences. Quant à Frollo, c'est un homme tiraillé entre ses désirs et sa conscience, entre la chair et l'esprit. Ce pourrait être une histoire d'aujourd'hui."…
Cette vision théâtrale permet à Roberto Bolle, danseur noble à la silhouette de prince, de se glisser dans la peau d'un personnage difforme dans la mesure où la difformité à exprimer est bien davantage psychologique que physique. Il va de soi que de nombreux pas de danse ne peuvent être exécutés autrement qu'en se redressant. L'art du danseur consiste alors à rendre naturelles les transitions entre les postures accentuées du personnage et les impératifs liés à la préparation des tours et des sauts. On notera par ailleurs que la citation de Roland Petit semble faire bien peu cas du personnage de Phœbus, absent du trio d'acteurs du drame. Il apparaît clairement que ce personnage est le moins bien traité par Roland Petit, lequel privilégie non seulement Esmeralda, Quasimodo et Frollo, mais aussi le peuple de Paris, acteur majeur de sa transposition du roman de Victor Hugo. Phœbus est à considérer plutôt comme une ponctuation utile au récit, parfois un faire-valoir, mais sans réelle consistance psychologique. Ce rôle, somme toute ingrat sur le plan dramatique, demande toutefois la présence d'un danseur à la technique brillante et une stature imposante pour donner vie à l'officier bellâtre.
Dès le lever de rideau, il est aisé de plonger dans l'atmosphère particulière de ce ballet. Deux rangées de nobles aux longues robes à traîne et coiffes superlatives merveilleusement dessinées sont en place, immobiles. Puis ils se croisent au son d'une musique mystérieuse très vite enrichie d'un chœur invisible qui n'est pas sans rappeler celui de Daphnis et Chloé de Ravel. Mais nous sommes ici chez le compositeur Maurice Jarre, connu pour ses musiques de films, lequel a pourtant maintes fois œuvré pour la scène. Très percussive, sa partition offre un support rythmique parfait à la chorégraphie saccadée qui marque les ensembles construits par Roland Petit. Un thème très mélodique attaché au personnage d'Esmeralda reviendra cependant à plusieurs reprises pour exprimer la veine mélodique du compositeur par un chant exempt de mièvrerie. Intemporelle, cette composition se marie à merveille au décor de René Allio qui en impose autant par son envergure que par l'impact visuel qu'il génère, sa mobilité et, finalement, sa surprenante légèreté. Façade de la cathédrale sur tulle, vue intérieure du clocher, gibet ou Cour des Miracles au sol jonché de trappes : le spectateur est guidé dans un Paris suggéré à merveille.À la noble et altière introduction succède très vite la rythmique sophistiquée qui sous-tend la gestuelle du peuple de Paris pour une immersion en pleine Fête des Fous. Les couleurs saturées des costumes sont en parfait accord avec les pas saccadés et répétitifs des danseurs. La rigueur du travail sur les lignes exécutées par le corps de ballet, les croisements aussi bien que les rapides changements de direction, sont soulignés par une caméra installée dans les cintres. Nul spectateur ne verra jamais le ballet sous cet angle, mais il faut reconnaître que ces plans rythment le montage et ajoutent au dynamisme du rendu. Toutefois, la réalisatrice Patrizia Carmine abuse par trop de ce procédé qui devrait se cantonner à un effet utilisé avec parcimonie et non intégrer de la sorte une écriture visuelle. C'est du reste une des rares réserves à formuler devant cette captation d'une grande lisibilité qui cadre la plupart du temps - mais pas toujours - avec ce que le spectateur attend instinctivement.
Derrière la chorégraphie de pas relativement simple de ce genre d'ensembles, il faudra bien se garder d'oublier l'énergie demandée aux danseurs pour obtenir de pareils mouvements secs, rapides, arrêtés avec précision dans l'espace, et ce pendant de longues minutes. La Fête des Fous est ponctuée de nombreuses interventions solistes qui, tours en l'air et sauts variés à l'appui, mettent en valeur les danseurs masculins de la compagnie.
Dès son entrée en scène, Roberto Bolle se montre tel qu'on ne l'a sans doute jamais vu auparavant. Sur son visage s'inscrit une succession d'expressions qui montrent un travail en profondeur sur le personnage. Sans doute, pour cette prise de rôle, ne possède-t-il pas encore la précision gestuelle quasi métronomique d'un Nicolas Le Riche vu récemment sur la scène de l'Opéra Bastille, mais l'investissement du danseur ne fait aucun doute.
L'entrée de Frollo arrête net la Fête et c'est une ambiance lourde et sombre que Roland Petit parvient à mettre en place avec une rapidité et une économie de moyens qui montrent le potentiel théâtral de sa fibre créative en 1965. Mick Zeni danse un Frollo sec, nerveux et précis. Il est malheureusement parfois assez difficile de distinguer la qualité de ses grands sauts car le danseur totalement vêtu de noir et gris foncé évolue devant un fond tout aussi sombre. Les gros plans, en revanche, apportent un plus aux expressions. Le maquillage noir formant un masque tendu entre les deux tempes rend les regards très difficiles à distinguer pour un spectateur assis dans un fauteuil de théâtre. Mais ici, l'intensité des yeux s'exprime à plein et permet au personnage d'exister davantage dans cette scène de prière élargie par l'orgue et des graves abyssaux que pourront apprécier les possesseurs d'une installation multicanale. Mike Zeni apporte à Frollo tout le mal-être nécessaire et le côté obsessionnel du personnage ressort sans mal dans la danse autant que dans le jeu.
L'apparition d'Esmeralda, malheureusement, est quelque peu gâchée par un plan aérien qui la dévoile prématurément, placée derrière plusieurs danseurs, alors que le public ne doit la découvrir que lorsque tous les danseurs qui la cachaient se sont dispersés. Cet effet de scène est trahi par la réalisatrice, encore une fois par l'abus d'un plan “à effet”… Natalia Osipova danse une parfaite Esmeralda. La souplesse de ses bras et la précision de ses jambes, ainsi que la musicalité dont elle fait preuve servent au mieux la chorégraphie. Sa variation, souple et enjôleuse, convainc très vite de son potentiel interprétatif. Au passage, on remarquera que l'écriture utilisée par Roland Petit pour cette première variation aura sans doute beaucoup inspiré Youri Grigorovitch pour la variation d'Ægina dans son Spartacus de 1968, soit trois années après la création de Notre-Dame de Paris. L'esthétique globale en est réellement proche. La danse de Natalia Osipova est contrastée, techniquement irréprochable, et distille les émotions du personnage dans le moindre geste. On retrouve ici les qualités de la danseuse qui nous avaient séduit dans le ballet Les Flammes de Paris sur la scène du Bolchoi, mais l'énergie ravageuse dont elle faisait preuve alors est ici alliée avec art à une sensualité dont on ne doute pas des effets sur Quasimodo et Frollo, ses premiers spectateurs…
Quasimodo, chargé par Frollo de surveiller Esmeralda, la poursuit sur un plan incliné troué de nombreuses trappes du meilleur effet dont ne tardent pas à sortir des espèces de gnomes entièrement vêtus de rouge qui entament alors une danse grotesque et dynamique sur un thème musical maintes fois repris avec une orchestration de plus en plus ample mêlant d'importantes percussions et voix. C'est le tableau de la Cour des Miracles. Là encore, le corps de ballet de La Scala montre une bonne synchronisation au service de cette démonstration d'énergie fiévreuse.
C'est à ce moment qu'entre en scène Phœbus, arrivant à point pour délivrer Esmeralda de l'emprise de Quasimodo. Eris Nezha incarne très bien le bellâtre et la tension qui prend rapidement place entre l'officier et la gitane est parfaitement conduite, tandis que Quasimodo est retenu par les archers qui lui réservent un passage à tabac en règle. Roberto Bolle ne cesse de surprendre en victime moquée et rouée de coups. Qui, en effet, aurait pu s'attendre à des expressions aussi douloureuses et sincères de la part d'un interprète auquel on a très souvent demandé de sourire ? Le moment où Esmeralda lui apporte de l'eau conclut la scène sur une véritable émotion véhiculée par une économie de moyens diablement efficace.
Si Phœbus n'est pas le rôle le plus intéressant du ballet, reconnaissons l'efficacité d'Eris Nezha dans les sauts que lui réserve le défilé avec ses troupes. Assez massive, sa danse est plutôt lourde mais s'accorde avec le personnage qu'il incarne, lequel n'est pas un modèle de subtilité !
La variation de Frollo en bas de l'escalier, alors qu'Esmeralda et Phœbus s'éloignent pour gagner la taverne, est cette fois plus lisible qu'au début du ballet. Jaloux à l'extrême, on remarquera en particulier le jeu de mains expressif et souple de Mick Zeni qui accompagne le côté obsessionnel de sa danse. L'énergie est instillée dans la propreté des sauts et des réceptions, et le lié dont fait preuve l'interprète convient à merveille à la situation.
L'hypertrophie mammaire des ribaudes de la taverne prête à sourire par son excès et son côté “bon enfant”. C'est là peut-être le seul point de ce ballet qui a aussi mal vieilli. Ceci étant, cette taverne sert de cadre au rapprochement entre Phœbus et Esmeralda qui, lui, est remarquablement réglé. Le tableau permet aussi à Eris Nezha d'exposer à nouveau la robustesse de sa danse. Il se montrera de même un partenaire attentif avec Natalia Osipova, Esmeralda envoûtante au possible sous le regard de Frollo. La remarquable transformation du pas de deux en pas de trois, lorsque Frollo rejoint le couple, permet aux interprètes de s'engager plus avant dans l'expression des sentiments d'amour/répulsion. C'est là un des grands moments psychologiques du ballet : au côté d'un Phœbus quasi-transparent, Natalia Osipova nourrit une Esmeralda d'une sensualité extrême qui se conjugue à un lyrisme sans doute hérité de sa pratique des ballets fleuves à trame historique du Bolchoi. Mick Zeni offre à Frollo une vraie densité expressive et des contrastes dynamiques au service des tourments du prêtre. Cette scène est aussi la plus aboutie sur le plan musical. L'orchestre se fait expressif avec l'appui de superbes cordes, et participe à la narration avec sensibilité.
Fou de jalousie, Frollo poignarde Phœbus et s'enfuit, laissant porter la responsabilité du meurtre à Esmeralda. Le procès, avec ses juges vêtus d'amples manteaux rouges, présentés de profil, est habilement mis en scène. La gestuelle remplace les mots de façon très compréhensible et cette scène s'insère très efficacement dans la progression du drame. Natalia Osipova est poignante lorsqu'on lui passe la corde au cou pour la pendre et la fin de l'Acte I - sauvetage de la bohémienne par Quasimodo et Notre-Dame de Paris servant d'asile aux fugitifs sous le regard de Frollo - est un superbe moment de théâtre. Le rideau se ferme sur un bel ordonnancement des danseurs sur scène qui démontre, là encore, un sens inné du spectacle, qualité essentielle de son créateur.
L'Acte II s'ouvre sur le merveilleux décor de clocher de René Allio et une variation de Quasimodo. Roberto Bolle se tire bien de l'exigence des sauts et de la succession de pas très physiques. En revanche l'expression semble moins maîtrisée. Sans doute est-il ici plus difficile au danseur de rester “Quasimodo” lorsque le corps doit se préparer à sauter et tourner. La caméra, avec ses gros plans, n'aide en rien le danseur, il faut le reconnaître. Quasimodo retrouvera sa teneur expressive sitôt passés les applaudissements du public. Beau pas de deux à suivre avec Esmeralda et Quasimodo. L'accord entre les deux danseurs ne fait aucun doute en dépit d'un petit manque de synchronisation dans un développé. La tendresse quasi enfantine qu'exprime Roberto Bolle trouve en Natalia Osipova un charme et une jeunesse qui lui répondent avec naturel.
Mick Zeni montre à quel point il maîtrise parfaitement le travail de mains qui caractérise si bien le personnage de Frollo. Revenu pour tourmenter Esmeralda, le face à face est tendu comme il se doit. La façon dont Esmeralda répond comme sous hypnose à sa gestuelle névrotique est des plus convaincantes… Suit la scène du cauchemar, qui est une belle démonstration d'énergie. L'écriture de Roland Petit réussit aussi bien à maintenir la tension entre les trois protagonistes qu'à confier au corps de ballet de convaincantes parties rythmiques. Malgré les efforts de Quasimodo, Esmeralda est arrêtée par Frollo et le corps de ballet, tel une armée de zombies évoluant sur fond de percussions, fait monter une tension qui trouvera sa résolution par la cruelle pendaison d'Esmeralda prolongée par l'étouffement de Frollo par Quasimodo… Quasimodo détache Esmeralda et la porte avec amour et résignation jusqu'à la conclusion du ballet, dos au public. Une dernière image parfaitement construite et des plus efficaces sur le plan théâtral.
Notre-Dame de Paris avait été filmé en 1996 à l'Opéra de Paris par André Flederick. Isabelle Guérin, Nicolas Le Riche, Laurent Hilaire et Manuel Legris tenaient les rôles principaux. Cette version du Ballet de La Scala de Milan se hisse aujourd'hui, au niveau de la référence.
À noter : l'éditeur Opus Arte a adopté un habillage graphique original et très coloré pour la conception de ses titres et la navigation au sein du disque.
Lire le test du Blu-ray Notre-Dame de Paris avec Natalia Osipova et Roberto Bolle
Philippe Banel